dimanche 6 décembre 2015

Science-fiction : des écrivains du ghetto



   
Ambiance pour l'uchronie cauchemardesque de The man in the high castle
   

  Quelqu’un a dit — Gandhi peut-être, ou sa légende — à propos de ses adversaires : « d’abord ils vous ignorent, ensuite ils vous ridiculisent puis ils vous combattent et alors vous avez gagné ». Malheureusement, les écrivains du ghetto, en particulier celui de la SF, se trouvent toujours à la première case. On pourrait même dire sans prendre beaucoup de risque que leur statut s’est encore détérioré durant la seconde moitié du vingtième siècle. Où sont les Jules Verne, les H.G. Wells, les Edgar Poe, les Jack London, les George Orwell aujourd’hui ? Ces écrivains avaient une réputation littéraire qui n’avait pas grand-chose à envier à celle de leurs confrères mainstream et avaient parfois même pignon sur rue. Vous me direz que Bernard Werber ou l’auteur inoubliable des aventures d’Harry Potter dont j’ai oublié le nom ont eux aussi pignon sur rue. Oui, mais quelle descente ! Ces écrivains de gondole de supermarché ont autant à voir avec la littérature que les aventures d’Alice revues par Walt Disney ou le roman Anna Karénine revu et corrigé par les fumeurs de havanes de Hollywood. Les auteurs de SF ou de fantastique veulent et on le droit d’être jugés selon les mêmes critères que les auteurs mainstream. On pourrait alors comparer. Alors la vérité serait criante : d’abord, les premiers ont quelque chose à nous dire quand les seconds n’ont presque plus rien ; ensuite, ils sont environ cent trente-deux fois plus novateurs et originaux que les derniers ; et enfin ils sont, en moyenne, bien meilleurs écrivains. Comment a-t-on pu en arriver là ? Justement en ghettoïsant les premiers et en prenant soin qu’ils ne ressortent pas de leur petit monde où ils peuvent continuer de tourner en rond tout à loisir. Maintenir l’ignorance est le mot d’ordre des cercles au pouvoir. Oh, on ne leur a pas mis d’insigne infamant sur le revers de la veste — quoique : allez donc mettre un gros SF sur la jaquette des derniers Houellebecq (horrible romancier s’il en est) comme il aurait été attendu, vu les thèmes abordés, et vous auriez vu l’effet sur les foules (et sur les jurys de prix littéraires) on a fait bien pire : on le leur a greffé dans le cerveau. Le piège est quasi parfait. Soit vous vous coulez dans le moule tout prêt pour l’écrivain de SF/Fantasy à futurs (hypothétiques) best sellers et renoncez à à peu près tout ce qui fait qu’un livre vaut la peine d’être lu et relu, soit vous vous en écartez et vous êtes condamné à travailler comme un forçat pour arriver, tout juste, dans le meilleur des cas, à joindre les deux bouts. Peut-être qu’arrivés à ce point, vous me citerez, pour le plaisir de me contredire, le nom fameux de Philip K. Dick. D’accord, il a réussi, je l’avoue, probablement même réussi au-delà de ses rêves. Même Hollywood et compagnie sont à genoux devant son Œuvre (je vous conseille en passant la remarquable série commandée dernièrement par Amazon — mais oui ! — tirée de son roman the man in the high castle). C’est indiscutable : Dick est devenu riche, célèbre et on le demande partout. Le problème, c’est qu’il est mort avant de l'être. Il n’a même pas eu la chance de visionner le film qui allait le rendre célèbre : Blade Runner. Et toute sa vie a été un combat perpétuel pour faire bouillir la marmite. Dick a eu la “chance” de s’évader du ghetto par la plus étroite porte qui soit : celle qu’on a vissée sur son cercueil.
   Comme je disais, le piège est parfait. Soit vous jouez le jeu de ce petit monde qui tourne en rond et tout va bien pour vous, ou disons pas trop mal, sauf que vous tournerez vous aussi en rond. Vous bénéficierez d’un auditoire, petit certes généralement, mais plutôt fidèle, du moment qu’il y a le sigle SF écrit en gros bien au milieu sur votre bouquin. Mais si vous ne suivez pas les règles du jeu, attention ! Vous ferez fuir le lectorat d’aficionados, qui détestent, souvent à juste titre vu ce qui se publie de nos jours, tout ce qui tend vers la littérature mainstream, et vous serez snobé comme avant par le public mainstream, car votre insigne infamant n’a nullement disparu comme vous pourriez naïvement le croire. Donc vous perdez sur les deux tableaux. C’est le sort le plus commun réservé à tous les auteurs de SF qui ont tenté la grande évasion. Dick bien sûr, mais aussi Sturgeon, Wolfe, Crowley, Le Guin, Tiptree et bien d’autres sont là, ou étaient là, pour en faire la démonstration. Dans le meilleur des cas, si on peut dire, vous serez réintégrés par la communauté que vous avez tenté de fuir après avoir battu votre coulpe et signé votre reddition complète sous la forme de quelques pavés monumentaux et à peu près ineptes, en plusieurs volumes naturellement, du genre Helliconia ou Majipoor (traduire par « pauvre magie »).
   Et pourtant, malgré tous les obstacles, les véritables murs dressés partout autour de ces audacieux explorateurs, c’est bien à eux que l’on doit que la littérature de ces dernières décennies, tous genres confondues, n’a pas entièrement rendu l’âme et a continué, vaille que vaille, à explorer de nouveaux territoires vierges et dangereux de l’esprit humain.
   En remarque finale, j’ajouterai que ce que je décris dans le monde littéraire est apparemment en train de contaminer d’autres secteurs, peut-être plus inattendus, comme les séries TV. Franchement, les séries les plus novatrices, les plus osées sur le plan du discours (à vingt mille lieues du politiquement correct), les plus mémorables, ne sont pas venues ces derniers temps de la littérature mainstream mais bien de la SF, de la fantasy ou du policier : je pense à l’exceptionnelle audace du Battlestar Galactica nouvelle version, qui, malgré son titre, n’a vraiment rien de la série plutôt ringarde et kitsch des années 70 (ou 80 ?), je pense à l’excellente adaptation de a song of ice and fire de G.G. Martin intitulée justement mais moins joliment Games of Thrones, aux deux premières saisons de Breaking Bad ou encore aux premiers épisodes, magnifiquement scénarisés, réalisés et joués de the man in the high castle (espérons qu'il y ait une suite), voire à la seconde saison de The Walking Dead (remarquable de tension dramatique après une première saison très inégale et avant, hélas, le grand guignol répétitif et sanguinolent qui suit).
   N'y aurait-il pas là des signe que quelque chose est en train de bouger dans ce ghetto ? Ces murs vont-ils tomber, enfin, après que bien d’autres, qu’on aurait cru plus durs et mieux protégés, soient tombés ?

Pastiche de la Cène dans cette série hors-série : à noter que Gaïus Baltar, le "traître"de l'histoire, occupe bien la place de Judas. Le fait qu'une actrice se soit dédoublée n'est pas une erreur et sera compris par ceux qui savent qui est Head Six.

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