vendredi 6 mars 2015

James Tiptree Jr, the apocalypse woman

Alice Sheldon, cet ange de la mort.

   

   Je reviens de nouveau à cet écrivain décidément pour moi plein d'intérêt.

   J'ai écrit un peu vite que James Tiptree, ou Alice Sheldon, n'était pas un écrivain à idées. Bien sûr, je voulais dire par là que ce ne sont pas ses atouts les plus forts et non qu'elle n'avait pas d'idée ! J'ai dit qu'elle présentait toujours ses idées de manière crue, outrageuse, sans nuance, de manière parfois caricaturale et peut-être même grossière en quelques endroits. Ce n'est pas faux. Ce qui est faux en revanche, c'est de prétendre et je l'ai fait, ou du moins je l'ai laissé entendre que ses idées manqueraient de cohérence ou de pertinence. Non, ses idées sont au contraire d'une limpidité, d'une netteté, d'une simplicité dont il faut absolument se féliciter. Je connais peu d'écrivain, et à coup sûr aucun dans le domaine de la SF qui ait exprimé les idées de son époque avec une telle pureté cristalline.

   Son époque est celle, horrible entre toutes, qui commence avec la grande crise des années 30, culmine avec l'holocauste, se poursuit avec les expériences orwelliennes de Staline, Mao, Pol-Pot et consort. C'est aussi l'époque de la montée des peurs millénaristes (qui semble prête à atteindre son apogée aujourd'hui même) liées à l'idée de guerre nucléaire totale, de surpopulation, de pollution, de technologie non maîtrisée ou, plus récemment, de dérèglements climatiques (qui a encore touché à la machine météo ? dit le Grand Schtroumpf). Rappelez-vous La planète des singes, Soleil Vert, même Blade Runnner d'une certaine manière et ce ne sont que trois exemples parmi une multitude possible. C'est l'époque de l'inhumain érigé en système(s), du capitalisme le plus fou et le plus corrompu (ça c'est plus que jamais d’actualité), et de toutes les philosophies porteuses de désespoir : réductionnisme, relativisme intégral, super darwinisme de la loi du plus fort (dont le délire nietzschéen puis nazi était une logique continuation, donc réalisée) athéisme militant, fanatismes en tout genre, ou nihilisme pur et simple. 
   Naturellement, vous me direz, c'est aussi l'époque d'un essor technologique extraordinaire que d'inventions et de découvertes formidables, aussi bien l'atome qu'une contraception efficace (eh oui ça aussi, c'est de la technologie)— d'une nette augmentation du confort de vie des populations occidentales après 1945, d'une baisse globale des disettes et des famines dans les pays du tiers-monde grâce à la méchante agriculture productiviste (pas partout bien sûr) de ce rattrapage spectaculaire et relativement récent des standards occidentaux par des populations chinoises, indiennes, brésiliennes et autres (au grand dam des écolos de notre Sainte Mère Gaïa), ce qui doit faire quand même pas loin d'un milliard de personnes, la création d'un nombre toujours plus grand de réserves, de parcs nationaux entièrement dédiés à la nature sauvage ou qui pourrait le redevenir, des prémisses de la conquête de l'espace. Oui, mais cela, Tiptree ne le voit pas. Elle ne voit que les trains qui déraillent, les bombes qui explosent, les assassins aux longs couteaux, les gentils phoques massacrés sur la banquise, les ouragans, les tsunamis, les statistiques de viols en veux-tu en voilà, l'argent gaspillé ou volé, le monde qui s’écroule et pas celui qui émerge. Le monde tourne autour d'Alice comme la lune autour de la Terre, présentant toujours la même face, mais le triste revers, le côté sombre. Quand nous lisons une histoire de Tiptree, nous savons d'avance que nous allons être profanés par une armée de pollueurs décérébrés, violés par des soudards, colonisés et réduits en esclavage, mangés par nos frères et sœurs, stérilisés, déshumanisés, et pour finir exterminés. Nous savons qu'il ne peut y avoir d'autre fin que la mort, la destruction totale et irrémédiable, que le sexe mène inévitablement à la destruction, que l'amour est un sous-produit des glandes sexuelles, que le progrès n'est qu'un leurre et mène également à la destruction. Nous savons qu'il n'y aura pas de survivants. 
   Il n'y a pas non plus d'enfant, ou très peu,  dans les nouvelles de Tiptree. Des adolescents à la rigueur, tous destinés à mourir de mort violente. De même que Lovecraft veut ignorer qu'il existe un autre sexe, Tiptree voudrait bien ignorer qu'il existe des enfants. Cela se comprend : Tiptree est NO FUTURE. À ma connaissance, il n’ y a que deux enfants à avoir un rôle important dans l’œuvre de Tiptree. Le premier est un extraterrestre, croisement d’araignée et de scorpion géant, qui aura droit, comme les autres à sa mort épouvantable, mais bon c’est une araignée (Love is the plan, the plan is death). J’hésite à qualifier le second, ou la seconde, d’enfant, tant le personnage de la mutante aveugle est clairement donné pour métaphore (She waits for all men born) : celui-ci n’est pas la victime mais l’auteur de la destruction, du génocide complet de l’humanité. Même Tiptree ne veut pas mêler de vrais enfants à ses histoires. Dans sa nouvelle la plus ensoleillée, la plus optimiste pourrait-on dire, une des plus belles aussi, On the last afternoon, où des naufragés de l'espace tentent courageusement de reconstruire une civilisation ou du moins une société digne de ce nom avec le peu qui leur reste — on dirait presque du Le Guin avant d'arriver à la fin — le village est finalement détruit et les survivants condamnés à retourner à l'état sauvage par la faute du héros et de l'obstination de quelques gigantesques monstres marins à vouloir venir se reproduire précisément là où les hommes ont établi leur camp, sur la plage. Pas de chance. En fait, il n'y a jamais de chance pour les personnages de Tiptree. 
   L'exemple le plus symptomatique de la noirceur intégrale de cet écrivain est probablement à chercher dans A momentary taste of being. Un vaisseau d'expédition parti chercher un monde habitable alors que la Terre se meurt découvre enfin, après des années de solitude une planète qui semble convenir à tous égards, un vrai paradis selon les découvreurs. L'une des éclaireuses, biologiste, rapporte sur le vaisseau un spécimen de la seule espèce « intelligente » de la planète, une sorte de végétal de grande taille, luminescent, qui semble communiquer par la pensée, mi champignon mi fleur. Vous croyez qu'elle est carnivore ? Non, c'est bien pire que ça. Avec la complicité volontaire ou involontaire d'une femme fanatique, et de son frère, le lâche (il y a souvent une femme fanatique ou un homme lâche ou les deux dans les nouvelles de Tiptree) l'extraterrestre attire tout l'équipage à lui, le subjugue et les condamne à une sorte de vie végétative avant la mort finale. Mais ce n'est pas assez pour Tiptree. Avant de tomber dans le coma, l'un des hommes de l'équipage, subjugué, lance le signal à la Terre qu'ils ont trouvé la bonne planète, un vrai paradis, et que l'immigration peut commencer. Le héros, mystérieusement résistant à la maladie qui détruit un à un tout l’équipage, essaiera de parer à ce piège mais échouera bien entendu, comme tout héros de Tiptree qui se respecte : le sort en est jeté. Or ce sort est particulièrement atroce. Outre que l'humanité est condamnée à disparaître, elle apprendra avant de mourir qu'elle n'est même pas une espèce vivante, intelligente et jouissant de son libre arbitre mais de vulgaires gamètes sexuels mâles (y compris les femmes donc) destinés à fertiliser le véritable organisme, l’espèce de fleur géante d'alpha du Centaure qui essaimera alors une étrange progéniture fantômatique vivant dans les étoiles, puis à mourir comme le spermatozoïde ayant accompli, ou pas, sa fonction. Cette idée semble une adaptation littéraire du thème principal du livre du biologiste Richard Dawkins Le Gène Égoïste, où il défend l'idée que nous ne serions qu'un sous-produit en quelque sorte de nos gamètes sexuels et que toute notre vie ne serait qu'un faux-nez destiné à assurer la perpétuation du (saint) gamète. Le plus remarquable dans l'affaire est que le célèbre livre de Dawkins date de 1976, soit deux ans après que la nouvelle de Tiptree ait été écrite, et juste un an après sa publication en 1975 dans une anthologie réunissant trois novellas de Tiptree, Ursula Le Guin et Gene Wolfe. Qui a dit que les poètes précédaient toujours les scientifiques ?

Sur le même sujet, la dystopie (ou l'utopie), voir les articles
- Toujours  James Tiptree Jr : ici
- Gene wolfe : ici 
- James Crowley : ici 
- George Orwell : ici

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