lundi 30 mars 2015

Engine Summer de John Crowley : des utopies post-apocalyptiques

   Après les dystopies de Tiptree et Wolfe, je passe à son strict opposé, l’utopie, et à celui qui en est peut-être le meilleur spécialiste actuel : John Crowley. Engine Summer (ce titre vraiment intraduisible — comme d’ailleurs une bonne partie des expressions contenues dans ce roman, ce qui n’est pas un hasard : on y reviendra — a néanmoins été traduit de façon correcte mais tout aussi insensée par L’Été-Machine) ne présente pas une utopie mais de nombreuses. En fait chaque personnage du livre habitant un lieu différent vit dans une utopie différente. Et, contrairement à la coutume bien établie, il faut noter que celles-ci prennent place dans un futur terrestre post-apocalyptique.

Un des thèmes principaux et en tout cas omniprésents du roman est la corruption des mots engendrée par la perte de connaissance radicale de ces diverse sociétés post-apocalyptiques. On aboutit donc soit à des non-sens, comme le titre du livre qui ne veut rien dire de quelque bout qu'on le prenne, ou à des faux-sens, des faux amis qui nous font croire qu'on comprend alors qu'on s'éloigne en réalité du sens original. Cela rend la lecture quelque peu délicate, certes, mais aussi amusante, pour qui aime les jeux de piste (c'est mon cas).
   
Au commencement de l'histoire, le héros, Rush That Speaks, est réveillé par un Ange (il l'appelle ainsi mais c'est clairement un des faux sens dont je parlais plus haut) dans un endroit inconnu. L'Ange lui demande de raconter sa vie, ce que fait le héros.

Rush That Speaks nait à Little Belaire, sorte de village-labyrinthe entièrement fermé sur lui-même, utopie où la violence semble un lointain souvenir, de même que le vol ou le mensonge. Ici en effet on pratique dès les premières années le Truthful Speaking (le parler vrai) et rien n’est plus valorisé que d’être un Saint, héroïque anachorète ou voyageur aventureux en quête du vrai soi, sauf que le mot Saint a ici, en plus et encore une fois, un sens spécial : celui qui a une histoire à raconter, la sienne. Les femmes ont pris le pouvoir depuis plusieurs générations, ou disons que les hommes le leur ont laissé, lassés de leur propres erreurs et abattus par l’échec final de leur “monde” balayé par la « tempête », une mystérieuse catastrophe qui a décimé l’humanité, et qui semble la conséquence de toutes les valeurs régnant alors, vitesse, compétition, progrès technologique, goût de la liberté poussée jusqu'à l'individualisme, quête du pouvoir et son revers inévitable, la solitude. En réaction, les femmes qui mènent dorénavant le monde prônent les valeurs opposées : tradition, solidarité, collectivisme, lenteur, méfiance envers la connaissance, resserrement des liens sociaux. Ce changement n’est pas superficiel. Il n’y a plus de hiérarchie, de castes, de classes supérieures et inférieures, mais les gens ont une place dans la société qui est fonction de leur grands traits de caractère même si les termes utilisés par Crowley pour qualifier ces familles d'esprit, qui sont aussi des quartiers de Little Belaire, manquent de clarté : il y a les Palms, les Waters, les Whispers, les Buckles, les Threads. Cet hermétisme des termes utilisés fréquemment par l'écrivain n'est pas une coquetterie ou une gratuité : il nous dit que le sens des mots, dans ce futur post-apocalyptique, a changé, qu'il est presque incompréhensible pour nous, ce qui signifie que l'esprit-même des hommes a changé. La cité, les familles ont à leur tête des femmes, vieilles le plus souvent, qui prodiguent conseils et sagesse de simple bon sens. Ces conseillères, ces sages, sont appelées des gossips (commères, pipelettes), ce qui en dit long sur le changement de valeurs. Ce sont elles bien sûr qui sont chargées d'enseigner le parler vrai. Outre cette fonction de diseuse et de conseillère spirituelle, elles semblent avoir la charge de garder des trésors. Ces trésors sont constitués d'objets, ou de morceaux d'objets, de machines, de matériaux fabriqués par la civilisation détruite par la catastrophe. Ces anciens constructeurs sont appelés dans le roman des Anges. Les habitants de Little Belaire sont convaincus que les Anges étaient fous et sont responsables de la catastrophe. Néanmoins, ils ne peuvent s'empêcher de collectionner ces objets comme de précieuses reliques. Il faut d'ailleurs noter qu'aucune des utopies décrites dans le roman de Crowley ne pourrait subsister telle quelle sans le recours à l'ancienne science des Anges, même si les hommes n'en comprennent plus les fondements. La connaissance scientifique, et apparemment artistique, est en effet le domaine de l'esprit qui a le plus sévèrement pâti, non seulement de la catastrophe, mais de la nouvelle philosophie régnante.

   La seconde utopie, brièvement visitée par Rush That Speaks, lors de son voyage en quête de sainteté, est représentée par la famille des jumeaux Blooming and Budding, qui vivent dans une maison isolée au bord de Cette Rivière (That River). Il s'agit clairement d'un retour à la nature dans la tradition néoluddite. Une sorte de retour au paradis adamique. Néanmoins eux aussi ont quelques objets futuristes (pour nous, pour eux ils viennent du passé), comme l'engin qui leur permet de se déplacer à la surface de l'eau, remontant à l'époque des Anges. L'utopie suivante peut sembler excessivement aride pour une utopie. Elle l'est cependant. Il s'agit d'un ermite qui vit dans une cabane bâtie sur un gros chêne au cœur de la forêt. Un vrai Saint comme dans les temps anciens. Il est visiblement très heureux de son sort malgré sa misère extrême. Pour résister aux rigueurs de l'hiver, long et froid dans cette région, il dispose cependant d'un des quatre pots magiques. Ces pots contiennent chacun une substance aux propriétés stupéfiantes qui est l’œuvre elle aussi des Anges. Le pot de Blink, l'ermite, contient une drogue qui permet de ralentir les fonctions vitales et d'hiberner tout l'hiver comme une marmotte. On peut penser que le but originel de cette drogue était tout autre, sans doute pour faciliter les longs voyages interstellaires des Anges, puisque nous savons qu'ils ont découvert au moins une autre planète abritant la vie en dehors de notre système. Blink, comme les parents des jumeaux, vient de Little Belaire. C'est un récupérateur, comme tous les habitants du roman, et un érudit. On peut penser que c'est ce dernier trait, et non la quête de sainteté, qui l'a poussé hors de la petite cité. Il n'a en effet pas d'histoire à raconter.

   L'avant-dernière utopie que rencontre Rush That Speaks est celle des gens de la Liste du Docteur Boots. Incontestablement, c'est la plus secrètee de toutes, la plus incompréhensible pour le profane, dont fait partie le lecteur. Il y est amené par son amour de jeunesse, Once A Day, une fille très mystérieuse à défaut d'être sentimentale. Les gens de la Liste sont en effet très peu sentimentaux. Once A Day, comme les autres personnes de la Liste a l'habitude assez désagréable de ne jamais répondre clairement aux questions qu'on lui pose ; pour elle, un secret n'est pas une chose qu'on ne doit pas dire mais une chose qu'on ne peut pas dire ; et elle a beaucoup de secrets. Pourquoi le héros aime cette fille peu sympathique est probablement un secret de ce type. La Liste poursuit une sorte de quête mystique, un autre secret, le plus grand de tous on imagine,  qui fait visiblement leur bonheur et qui trouve son apogée lorsque les membres inscrits sur la Liste reçoivent enfin leur lettre du Docteur Boots (le héros aura lui aussi sa lettre mais ça ne sera pas du tout pour son bonheur). La Liste est menée, comme Little Belaire, par une femme, aux allures de magicienne. Une autre particularité centrale de la Liste est que chacun de ses membres possèdent un chat, mais dans leur cas, il semble que l'animal soit le maître. Naturellement, avec de pareilles caractéristiques, on comprend que l'amour de Rush That Speaks pour Once A Day est condamné d'avance. On comprendra aussi pourquoi ces gens n'ont pas ou peu de mémoire et pourquoi ils sont si proches de leur chat ; mais je ne le dirai pas ici puisque c'est une des deux seules véritables surprises offertes par le roman.

   Enfin, il y a l'utopie finale, celle de Montgolfier et de sa cité, qui répondra à toutes (ou presque) les questions de Rush That Speaks (et du lecteur) : qui êtes-vous, vous qui m'interrogez ? Où suis-je ? Que va-t-il m'arriver ? Ou peut-être, que m'est-il arrivé ? Je ne peux en dire plus sur cette utopie car ce serait dévoiler la fin du roman, ce qui n'est pas mon intention. Disons que si vous avez lu les Voyages de Gulliver ou, encore mieux, la nouvelle de Gene Wolfe Civis Laputus Sum parue cinq ans avant le roman de Crowley et qui a visiblement inspiré cette partie de l'histoire, vous ne serez sans doute pas aussi surpris.

   Voilà. Je n'ai volontairement pas donné de jugement de valeur sur ces diverses utopies, sauf peut-être celle de la Liste, mais la révélation finale sur la nature du mystérieux docteur Boots m'assure que l'auteur n'est pas non plus un grand fan de la Liste. Je pourrais dire que je n'y crois pas. En effet, aucune ne me paraît vraiment convaincante en ce sens où je crois que même dans le meilleur des mondes, ou le pire, aucune d'entre elles ne pourrait advenir. On pourrait dire qu'il s'agit là d'un défaut. Peut-être. Mais je ne connais aucun livre utopique qui ait ce charme, cette poésie, cet intérêt, cette originalité.

   Il y a un côté peace and love chez Crowley mais avec une subtilité inattendue et la mélancolie la plus étrange qu'on puisse trouver dans de la littérature utopique. Et je ne suis pas sûr que Crowley lui-même croit à ses utopies, pas plus qu'il ne croit aux anges ou aux fées. Mais après tout, il n'est pas besoin de croire aux fées pour écrire de grands contes de fées.

Petite bibliographie :
L'été-machine (traduction française) de John Crowley
Storeys from the old hotel (contenant la nouvelle Civis Laputus Sum) de Gene Wolfe  

Sur le même sujet, la dystopie (ou l'utopie), voir les articles
-  James Tiptree Jr : ici
- Gene wolfe : ici 

- George Orwell : ici

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