lundi 30 mars 2015

Engine Summer de John Crowley : des utopies post-apocalyptiques

   Après les dystopies de Tiptree et Wolfe, je passe à son strict opposé, l’utopie, et à celui qui en est peut-être le meilleur spécialiste actuel : John Crowley. Engine Summer (ce titre vraiment intraduisible — comme d’ailleurs une bonne partie des expressions contenues dans ce roman, ce qui n’est pas un hasard : on y reviendra — a néanmoins été traduit de façon correcte mais tout aussi insensée par L’Été-Machine) ne présente pas une utopie mais de nombreuses. En fait chaque personnage du livre habitant un lieu différent vit dans une utopie différente. Et, contrairement à la coutume bien établie, il faut noter que celles-ci prennent place dans un futur terrestre post-apocalyptique.

Un des thèmes principaux et en tout cas omniprésents du roman est la corruption des mots engendrée par la perte de connaissance radicale de ces diverse sociétés post-apocalyptiques. On aboutit donc soit à des non-sens, comme le titre du livre qui ne veut rien dire de quelque bout qu'on le prenne, ou à des faux-sens, des faux amis qui nous font croire qu'on comprend alors qu'on s'éloigne en réalité du sens original. Cela rend la lecture quelque peu délicate, certes, mais aussi amusante, pour qui aime les jeux de piste (c'est mon cas).
   
Au commencement de l'histoire, le héros, Rush That Speaks, est réveillé par un Ange (il l'appelle ainsi mais c'est clairement un des faux sens dont je parlais plus haut) dans un endroit inconnu. L'Ange lui demande de raconter sa vie, ce que fait le héros.

Rush That Speaks nait à Little Belaire, sorte de village-labyrinthe entièrement fermé sur lui-même, utopie où la violence semble un lointain souvenir, de même que le vol ou le mensonge. Ici en effet on pratique dès les premières années le Truthful Speaking (le parler vrai) et rien n’est plus valorisé que d’être un Saint, héroïque anachorète ou voyageur aventureux en quête du vrai soi, sauf que le mot Saint a ici, en plus et encore une fois, un sens spécial : celui qui a une histoire à raconter, la sienne. Les femmes ont pris le pouvoir depuis plusieurs générations, ou disons que les hommes le leur ont laissé, lassés de leur propres erreurs et abattus par l’échec final de leur “monde” balayé par la « tempête », une mystérieuse catastrophe qui a décimé l’humanité, et qui semble la conséquence de toutes les valeurs régnant alors, vitesse, compétition, progrès technologique, goût de la liberté poussée jusqu'à l'individualisme, quête du pouvoir et son revers inévitable, la solitude. En réaction, les femmes qui mènent dorénavant le monde prônent les valeurs opposées : tradition, solidarité, collectivisme, lenteur, méfiance envers la connaissance, resserrement des liens sociaux. Ce changement n’est pas superficiel. Il n’y a plus de hiérarchie, de castes, de classes supérieures et inférieures, mais les gens ont une place dans la société qui est fonction de leur grands traits de caractère même si les termes utilisés par Crowley pour qualifier ces familles d'esprit, qui sont aussi des quartiers de Little Belaire, manquent de clarté : il y a les Palms, les Waters, les Whispers, les Buckles, les Threads. Cet hermétisme des termes utilisés fréquemment par l'écrivain n'est pas une coquetterie ou une gratuité : il nous dit que le sens des mots, dans ce futur post-apocalyptique, a changé, qu'il est presque incompréhensible pour nous, ce qui signifie que l'esprit-même des hommes a changé. La cité, les familles ont à leur tête des femmes, vieilles le plus souvent, qui prodiguent conseils et sagesse de simple bon sens. Ces conseillères, ces sages, sont appelées des gossips (commères, pipelettes), ce qui en dit long sur le changement de valeurs. Ce sont elles bien sûr qui sont chargées d'enseigner le parler vrai. Outre cette fonction de diseuse et de conseillère spirituelle, elles semblent avoir la charge de garder des trésors. Ces trésors sont constitués d'objets, ou de morceaux d'objets, de machines, de matériaux fabriqués par la civilisation détruite par la catastrophe. Ces anciens constructeurs sont appelés dans le roman des Anges. Les habitants de Little Belaire sont convaincus que les Anges étaient fous et sont responsables de la catastrophe. Néanmoins, ils ne peuvent s'empêcher de collectionner ces objets comme de précieuses reliques. Il faut d'ailleurs noter qu'aucune des utopies décrites dans le roman de Crowley ne pourrait subsister telle quelle sans le recours à l'ancienne science des Anges, même si les hommes n'en comprennent plus les fondements. La connaissance scientifique, et apparemment artistique, est en effet le domaine de l'esprit qui a le plus sévèrement pâti, non seulement de la catastrophe, mais de la nouvelle philosophie régnante.

   La seconde utopie, brièvement visitée par Rush That Speaks, lors de son voyage en quête de sainteté, est représentée par la famille des jumeaux Blooming and Budding, qui vivent dans une maison isolée au bord de Cette Rivière (That River). Il s'agit clairement d'un retour à la nature dans la tradition néoluddite. Une sorte de retour au paradis adamique. Néanmoins eux aussi ont quelques objets futuristes (pour nous, pour eux ils viennent du passé), comme l'engin qui leur permet de se déplacer à la surface de l'eau, remontant à l'époque des Anges. L'utopie suivante peut sembler excessivement aride pour une utopie. Elle l'est cependant. Il s'agit d'un ermite qui vit dans une cabane bâtie sur un gros chêne au cœur de la forêt. Un vrai Saint comme dans les temps anciens. Il est visiblement très heureux de son sort malgré sa misère extrême. Pour résister aux rigueurs de l'hiver, long et froid dans cette région, il dispose cependant d'un des quatre pots magiques. Ces pots contiennent chacun une substance aux propriétés stupéfiantes qui est l’œuvre elle aussi des Anges. Le pot de Blink, l'ermite, contient une drogue qui permet de ralentir les fonctions vitales et d'hiberner tout l'hiver comme une marmotte. On peut penser que le but originel de cette drogue était tout autre, sans doute pour faciliter les longs voyages interstellaires des Anges, puisque nous savons qu'ils ont découvert au moins une autre planète abritant la vie en dehors de notre système. Blink, comme les parents des jumeaux, vient de Little Belaire. C'est un récupérateur, comme tous les habitants du roman, et un érudit. On peut penser que c'est ce dernier trait, et non la quête de sainteté, qui l'a poussé hors de la petite cité. Il n'a en effet pas d'histoire à raconter.

   L'avant-dernière utopie que rencontre Rush That Speaks est celle des gens de la Liste du Docteur Boots. Incontestablement, c'est la plus secrètee de toutes, la plus incompréhensible pour le profane, dont fait partie le lecteur. Il y est amené par son amour de jeunesse, Once A Day, une fille très mystérieuse à défaut d'être sentimentale. Les gens de la Liste sont en effet très peu sentimentaux. Once A Day, comme les autres personnes de la Liste a l'habitude assez désagréable de ne jamais répondre clairement aux questions qu'on lui pose ; pour elle, un secret n'est pas une chose qu'on ne doit pas dire mais une chose qu'on ne peut pas dire ; et elle a beaucoup de secrets. Pourquoi le héros aime cette fille peu sympathique est probablement un secret de ce type. La Liste poursuit une sorte de quête mystique, un autre secret, le plus grand de tous on imagine,  qui fait visiblement leur bonheur et qui trouve son apogée lorsque les membres inscrits sur la Liste reçoivent enfin leur lettre du Docteur Boots (le héros aura lui aussi sa lettre mais ça ne sera pas du tout pour son bonheur). La Liste est menée, comme Little Belaire, par une femme, aux allures de magicienne. Une autre particularité centrale de la Liste est que chacun de ses membres possèdent un chat, mais dans leur cas, il semble que l'animal soit le maître. Naturellement, avec de pareilles caractéristiques, on comprend que l'amour de Rush That Speaks pour Once A Day est condamné d'avance. On comprendra aussi pourquoi ces gens n'ont pas ou peu de mémoire et pourquoi ils sont si proches de leur chat ; mais je ne le dirai pas ici puisque c'est une des deux seules véritables surprises offertes par le roman.

   Enfin, il y a l'utopie finale, celle de Montgolfier et de sa cité, qui répondra à toutes (ou presque) les questions de Rush That Speaks (et du lecteur) : qui êtes-vous, vous qui m'interrogez ? Où suis-je ? Que va-t-il m'arriver ? Ou peut-être, que m'est-il arrivé ? Je ne peux en dire plus sur cette utopie car ce serait dévoiler la fin du roman, ce qui n'est pas mon intention. Disons que si vous avez lu les Voyages de Gulliver ou, encore mieux, la nouvelle de Gene Wolfe Civis Laputus Sum parue cinq ans avant le roman de Crowley et qui a visiblement inspiré cette partie de l'histoire, vous ne serez sans doute pas aussi surpris.

   Voilà. Je n'ai volontairement pas donné de jugement de valeur sur ces diverses utopies, sauf peut-être celle de la Liste, mais la révélation finale sur la nature du mystérieux docteur Boots m'assure que l'auteur n'est pas non plus un grand fan de la Liste. Je pourrais dire que je n'y crois pas. En effet, aucune ne me paraît vraiment convaincante en ce sens où je crois que même dans le meilleur des mondes, ou le pire, aucune d'entre elles ne pourrait advenir. On pourrait dire qu'il s'agit là d'un défaut. Peut-être. Mais je ne connais aucun livre utopique qui ait ce charme, cette poésie, cet intérêt, cette originalité.

   Il y a un côté peace and love chez Crowley mais avec une subtilité inattendue et la mélancolie la plus étrange qu'on puisse trouver dans de la littérature utopique. Et je ne suis pas sûr que Crowley lui-même croit à ses utopies, pas plus qu'il ne croit aux anges ou aux fées. Mais après tout, il n'est pas besoin de croire aux fées pour écrire de grands contes de fées.

Petite bibliographie :
L'été-machine (traduction française) de John Crowley
Storeys from the old hotel (contenant la nouvelle Civis Laputus Sum) de Gene Wolfe  

Sur le même sujet, la dystopie (ou l'utopie), voir les articles
-  James Tiptree Jr : ici
- Gene wolfe : ici 

- George Orwell : ici

jeudi 12 mars 2015

Question de synesthésie (partie II)

   Tout comme Rimbaud, la couleur des mots est dictée chez moi essentiellement par les voyelles, les consonnes servant à nuancer la teinte de base ou à moduler l'intensité lumineuse. Ainsi, pour prendre mon cas personnel, les consonnes n'ont pas de couleur propre le plus souvent et sont donc neutres, sauf quelques exceptions, mais prêtent un certain niveau d'intensité lumineuse constant qui me permet de les ranger en trois grandes catégories : les claires, les médiums et les sombres (par exemple, N est clair, G est moyen, C est foncé). Néanmoins, la règle des voyelles qui donnent la tonalité d'un mot ou d'une syllabe n'est pas toujours vraie, comme on peut le constater en examinant ma petite liste ci-dessous.
   On peut également se demander la raison qui nous fait associer spontanément telle couleur à telle voyelle, ou telle syllabe, ou tel mot. Je n'ai pas d'étude scientifique sous la main, s'il en existe sur le sujet, pour y répondre de façon catégorique. Mon impression tirée de ma seule expérience est qu'il n'y a pas une origine mais plusieurs possibles, parfois superposées, avec un ordre d'importance variable. Autant dire, bien malin qui peut affirmer sans erreur d'où procède à l'origine chaque association. Néanmoins, il en est qui semblent relativement évidentes. Ainsi pour les mots qui sont des couleurs.
   Pour ce qui est du rouge, n'étant pas daltonien, je le vois rouge, comme le bleu est bleu. De même, comme je l'ai noté dans mon précédent article sur le sujet (le test), les mots qui ont une couleur de part leur nature ou par leur fonction symbolique (comme le sapin est vert par nature ou comme le bœuf est rouge, et non brun ou beige ou blanc ou noir, en raison de la couleur de la viande), sauf rares exceptions, sont colorés à l'identique. Quand une chose possède plusieurs couleurs, le résultat n'est pas un mélange mais c'est la dominante qui l'emporte : ainsi une salamandre est toute jaune, et pas jaune noir, d'un jaune doré. Cette logique évidente disparaît dès qu'on entre dans des degrés d'abstraction de plus en plus en plus grands, ainsi :

- Je est jaune paille (et non vert)
- Tu est bleu
- Il est blanc (et non rouge malgré le I)
- Nous est rouge vermillon
- Vous est rouge bordeaux foncé
- Ils est blanc
- Elle(s) est vert comme l'herbe (alors que aile est brun jaune clair).

Et encore avec les chiffres :
- 0 = blanc pur, lumineux, type cristal de neige
- 1 = blanc crayeux
- 2 = bleu ciel, mat
- 3 = rouge sang, brillant
- 4 = jaune brillant
- 5 = vert lumineux
- 6 = noir ou marron très foncé, voire gris anthracite (alors que six, écrit en lettres, est rouge sombre)
- 7 = bleu outremer, tirant sur le violet
- 8 = blanc, un peu jaune, lumineux
- 9 = orange mat
- 10 = bordeaux clair, brillant (aucun rapport donc avec 1 et 0 dont l'association logique devrait donner du blanc)

Quelques curiosités pour finir : chez moi, comme je l'ai indiqué, les mots n'ont pour la plupart qu'une seule couleur, quand ils en ont une (certains n'en ont pas et sont alors gris et je ne serai pas étonné si je les utilisais moins que les autres). Mais le mot couleur est chez moi bicolore rouge et vert, et non pas un mélange de rouge et de vert, qui donnerait du gris, ou au mieux du brun.
17 pourrait être bleu clair si on considère les chiffres qui le composent, 1 et 7, ou légèrement mauve, parme pâle disons, mais il est violet foncé comme l'association du bleu outremer pour 7 et du bordeaux pour 10.
Encore plus difficile : 14 étant composé du 1 (blanc) et du 4 (jaune) devrait être jaune clair, mais il est vert sapin et je n'ai pas l'ombre d'une idée du pourquoi.

vendredi 6 mars 2015

James Tiptree Jr, the apocalypse woman

Alice Sheldon, cet ange de la mort.

   

   Je reviens de nouveau à cet écrivain décidément pour moi plein d'intérêt.

   J'ai écrit un peu vite que James Tiptree, ou Alice Sheldon, n'était pas un écrivain à idées. Bien sûr, je voulais dire par là que ce ne sont pas ses atouts les plus forts et non qu'elle n'avait pas d'idée ! J'ai dit qu'elle présentait toujours ses idées de manière crue, outrageuse, sans nuance, de manière parfois caricaturale et peut-être même grossière en quelques endroits. Ce n'est pas faux. Ce qui est faux en revanche, c'est de prétendre et je l'ai fait, ou du moins je l'ai laissé entendre que ses idées manqueraient de cohérence ou de pertinence. Non, ses idées sont au contraire d'une limpidité, d'une netteté, d'une simplicité dont il faut absolument se féliciter. Je connais peu d'écrivain, et à coup sûr aucun dans le domaine de la SF qui ait exprimé les idées de son époque avec une telle pureté cristalline.

   Son époque est celle, horrible entre toutes, qui commence avec la grande crise des années 30, culmine avec l'holocauste, se poursuit avec les expériences orwelliennes de Staline, Mao, Pol-Pot et consort. C'est aussi l'époque de la montée des peurs millénaristes (qui semble prête à atteindre son apogée aujourd'hui même) liées à l'idée de guerre nucléaire totale, de surpopulation, de pollution, de technologie non maîtrisée ou, plus récemment, de dérèglements climatiques (qui a encore touché à la machine météo ? dit le Grand Schtroumpf). Rappelez-vous La planète des singes, Soleil Vert, même Blade Runnner d'une certaine manière et ce ne sont que trois exemples parmi une multitude possible. C'est l'époque de l'inhumain érigé en système(s), du capitalisme le plus fou et le plus corrompu (ça c'est plus que jamais d’actualité), et de toutes les philosophies porteuses de désespoir : réductionnisme, relativisme intégral, super darwinisme de la loi du plus fort (dont le délire nietzschéen puis nazi était une logique continuation, donc réalisée) athéisme militant, fanatismes en tout genre, ou nihilisme pur et simple. 
   Naturellement, vous me direz, c'est aussi l'époque d'un essor technologique extraordinaire que d'inventions et de découvertes formidables, aussi bien l'atome qu'une contraception efficace (eh oui ça aussi, c'est de la technologie)— d'une nette augmentation du confort de vie des populations occidentales après 1945, d'une baisse globale des disettes et des famines dans les pays du tiers-monde grâce à la méchante agriculture productiviste (pas partout bien sûr) de ce rattrapage spectaculaire et relativement récent des standards occidentaux par des populations chinoises, indiennes, brésiliennes et autres (au grand dam des écolos de notre Sainte Mère Gaïa), ce qui doit faire quand même pas loin d'un milliard de personnes, la création d'un nombre toujours plus grand de réserves, de parcs nationaux entièrement dédiés à la nature sauvage ou qui pourrait le redevenir, des prémisses de la conquête de l'espace. Oui, mais cela, Tiptree ne le voit pas. Elle ne voit que les trains qui déraillent, les bombes qui explosent, les assassins aux longs couteaux, les gentils phoques massacrés sur la banquise, les ouragans, les tsunamis, les statistiques de viols en veux-tu en voilà, l'argent gaspillé ou volé, le monde qui s’écroule et pas celui qui émerge. Le monde tourne autour d'Alice comme la lune autour de la Terre, présentant toujours la même face, mais le triste revers, le côté sombre. Quand nous lisons une histoire de Tiptree, nous savons d'avance que nous allons être profanés par une armée de pollueurs décérébrés, violés par des soudards, colonisés et réduits en esclavage, mangés par nos frères et sœurs, stérilisés, déshumanisés, et pour finir exterminés. Nous savons qu'il ne peut y avoir d'autre fin que la mort, la destruction totale et irrémédiable, que le sexe mène inévitablement à la destruction, que l'amour est un sous-produit des glandes sexuelles, que le progrès n'est qu'un leurre et mène également à la destruction. Nous savons qu'il n'y aura pas de survivants. 
   Il n'y a pas non plus d'enfant, ou très peu,  dans les nouvelles de Tiptree. Des adolescents à la rigueur, tous destinés à mourir de mort violente. De même que Lovecraft veut ignorer qu'il existe un autre sexe, Tiptree voudrait bien ignorer qu'il existe des enfants. Cela se comprend : Tiptree est NO FUTURE. À ma connaissance, il n’ y a que deux enfants à avoir un rôle important dans l’œuvre de Tiptree. Le premier est un extraterrestre, croisement d’araignée et de scorpion géant, qui aura droit, comme les autres à sa mort épouvantable, mais bon c’est une araignée (Love is the plan, the plan is death). J’hésite à qualifier le second, ou la seconde, d’enfant, tant le personnage de la mutante aveugle est clairement donné pour métaphore (She waits for all men born) : celui-ci n’est pas la victime mais l’auteur de la destruction, du génocide complet de l’humanité. Même Tiptree ne veut pas mêler de vrais enfants à ses histoires. Dans sa nouvelle la plus ensoleillée, la plus optimiste pourrait-on dire, une des plus belles aussi, On the last afternoon, où des naufragés de l'espace tentent courageusement de reconstruire une civilisation ou du moins une société digne de ce nom avec le peu qui leur reste — on dirait presque du Le Guin avant d'arriver à la fin — le village est finalement détruit et les survivants condamnés à retourner à l'état sauvage par la faute du héros et de l'obstination de quelques gigantesques monstres marins à vouloir venir se reproduire précisément là où les hommes ont établi leur camp, sur la plage. Pas de chance. En fait, il n'y a jamais de chance pour les personnages de Tiptree. 
   L'exemple le plus symptomatique de la noirceur intégrale de cet écrivain est probablement à chercher dans A momentary taste of being. Un vaisseau d'expédition parti chercher un monde habitable alors que la Terre se meurt découvre enfin, après des années de solitude une planète qui semble convenir à tous égards, un vrai paradis selon les découvreurs. L'une des éclaireuses, biologiste, rapporte sur le vaisseau un spécimen de la seule espèce « intelligente » de la planète, une sorte de végétal de grande taille, luminescent, qui semble communiquer par la pensée, mi champignon mi fleur. Vous croyez qu'elle est carnivore ? Non, c'est bien pire que ça. Avec la complicité volontaire ou involontaire d'une femme fanatique, et de son frère, le lâche (il y a souvent une femme fanatique ou un homme lâche ou les deux dans les nouvelles de Tiptree) l'extraterrestre attire tout l'équipage à lui, le subjugue et les condamne à une sorte de vie végétative avant la mort finale. Mais ce n'est pas assez pour Tiptree. Avant de tomber dans le coma, l'un des hommes de l'équipage, subjugué, lance le signal à la Terre qu'ils ont trouvé la bonne planète, un vrai paradis, et que l'immigration peut commencer. Le héros, mystérieusement résistant à la maladie qui détruit un à un tout l’équipage, essaiera de parer à ce piège mais échouera bien entendu, comme tout héros de Tiptree qui se respecte : le sort en est jeté. Or ce sort est particulièrement atroce. Outre que l'humanité est condamnée à disparaître, elle apprendra avant de mourir qu'elle n'est même pas une espèce vivante, intelligente et jouissant de son libre arbitre mais de vulgaires gamètes sexuels mâles (y compris les femmes donc) destinés à fertiliser le véritable organisme, l’espèce de fleur géante d'alpha du Centaure qui essaimera alors une étrange progéniture fantômatique vivant dans les étoiles, puis à mourir comme le spermatozoïde ayant accompli, ou pas, sa fonction. Cette idée semble une adaptation littéraire du thème principal du livre du biologiste Richard Dawkins Le Gène Égoïste, où il défend l'idée que nous ne serions qu'un sous-produit en quelque sorte de nos gamètes sexuels et que toute notre vie ne serait qu'un faux-nez destiné à assurer la perpétuation du (saint) gamète. Le plus remarquable dans l'affaire est que le célèbre livre de Dawkins date de 1976, soit deux ans après que la nouvelle de Tiptree ait été écrite, et juste un an après sa publication en 1975 dans une anthologie réunissant trois novellas de Tiptree, Ursula Le Guin et Gene Wolfe. Qui a dit que les poètes précédaient toujours les scientifiques ?

Sur le même sujet, la dystopie (ou l'utopie), voir les articles
- Toujours  James Tiptree Jr : ici
- Gene wolfe : ici 
- James Crowley : ici 
- George Orwell : ici

mardi 3 mars 2015

Voyelles : un petit test de synesthésie

   Peut-être avez-vous lu, sans doute même, ce joli poème de Rimbaud, léger et ludique, que lui a inspiré la couleur des voyelles. Si vous ne l'avez pas lu, ou si comme moi vous ne vous en rappelez guère plus que quelques bribes, ne le lisez pas, du moins pas tout de suite. Faites le test sans vous faire influencer puis lisez la fin de l'article.

   Rimbaud « voyait » des couleurs quand il pensait à une voyelle. Il paraît que c'est un don. Cela a même un nom : la synesthésie. Cela fait plus sérieux sans doute. Messiaen, pour sa part, associait des couleurs aux notes de musique. Ce n'est pas si extraordinaire, je pense, même s'il semble que ce ne soit pas le cas de tout le monde. Moi, par exemple, je ne vois aucune couleur quand j'écoute de la musique, uniquement des ombres et des lumières. Ce qui est extraordinaire, c'est d'écrire un bon poème avec aussi peu de matière. C'est encore une preuve qu'il n'y a pas besoin de grande idée pour faire un grand poème. Il n'y a peut-être même pas besoin d'idée du tout, sauf si on considère qu'une émotion associée à une image est une idée.

   Personnellement, j'associe aussi de façon spontanée à chaque voyelle une couleur (je vous donnerai ces couleurs tout à l'heure). Et je peux dire que la couleur d'un mot est directement liée à la couleur des voyelles qui le composent, les consonnes ne changeant que très peu le coloris obtenu. En revanche je soupçonne ces dernières de modifier l'intensité lumineuse du mot, les faisant apparaître plus clairs ou plus sombres. Chez moi, la couleur du mot est dominée par la dernière syllabe si le mot en compte plusieurs. Par exemple le pôle est blanc, de même que le prénom Pol. Mais le prénom Paul est marron clair, tendant vers le jaune. La prononciation est la même mais les voyelles diffèrent et modifient le ton. Chez moi, le son n'est donc pas toujours responsable de la couleur, encore moins les consonnes associées aux voyelles. Ainsi le chiffre six a la même couleur que le prénom Francis, rouge bordeaux foncé. Ariel (lle) est vert jaune, comme Gabriel(lle), mais aile est jaune beige et elle est vert comme de l'herbe. Il est blanc, tu est bleu, vous est rouge, de même que nous.

   On peut penser que la couleur associée à certains mots provient de leur couleur effective, ou symbolique. En effet bleu est bleu, mais un bœuf est rouge, comme la viande, et un œuf jaune pâle. Néanmoins yeux est vert foncé et œil d'un vert très pâle, sans une once de brun ou de gris ? Pourquoi ? Je ne connais personne ayant les yeux ou l’œil de cette couleur.


Mes couleurs sont celles-ci :

A = jaune

E = vert

I = rouge

O = blanc

U = bleu



Mais cette palette produit des mélanges curieux. Ainsi le O (blanc) associé au U (bleu) ne donne pas du bleu clair mais du rouge, tirant sur le violet.



Et maintenant, relisons le poème de Rimbaud. Le voici. Ah, nous avons au moins le I en commun !



A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,

Je dirai quelque jour vos naissances latentes :

A, noir corset velu des mouches éclatantes

Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,



Golfes d'ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,

Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;

I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles

Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;



U, cycles, vibrements divins des mers virides,

Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides

Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;



O, suprême Clairon plein de strideurs étranges,

Silences traversés des Mondes et des Anges :

- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

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