mardi 2 décembre 2014

De la bonne utilisation de la documentation dans une oeuvre de fiction



Si vous écrivez des histoires ou des scénarios, et plus encore si vous écrivez des histoires qui font appel à une grande part d’imagination, vous devrez nécessairement avoir recours à un moment ou à un autre à de la documentation. À la rigueur, vous pourriez vous en passer si vous écriviez des histoires qui se déroulaient toujours dans le cadre que vous connaissez le mieux. Mais cela risquerait alors d’être assez monotone. Donc nous pouvons considérer que la recherche de documentation est un élément nécessaire dans la préparation d’une histoire fictive (et même si elle n’est pas fictive). Et plus loin l’histoire nous entraînera  dans des contrées imaginaires, plus cette documentation devra être importante afin d’ancrer solidement le gros ballon dirigeable que vous tâchez de gonfler et d'envoyer juste là où vous voulez. Autrement, vous vous perdrez rapidement dans un ciel sans règles ni limites autres que celles de votre arbitraire et vous perdrez le lecteur avec. C’est une question d’équilibre et de contrepoids. Par exemple, si vous désirez raconter une histoire se déroulant dans le cadre d’un vaisseau interstellaire, comme on a pu en avoir un exemple récent sur les écrans de cinéma (film dont, comme dirait Cervantès, je préfère oublier le nom), vous avez intérêt, sauf si vous êtes professeur d’astrophysique, et si vous avez pour cible un public ayant dépassé l’âge de sept ans, à vous renseigner un minimum sur la question. Ou bien vous ne serez pas crédible. Et la crédibilité, ou, si vous préférez, la crédulité du lecteur, est la clé de tout le reste. Et c’est bien le point : la documentation dans une fiction n’a qu’un seul but, le même que tous les autres ingrédients composant votre histoire : faire que vous soyez cru.

Il y a deux grands types d’erreur à ne pas commettre avec la documentation.

La première est de vous noyer dedans et votre lecteur avec. Ne perdez jamais le but de vue : ce n’est ni un concours d’érudition ni un manuel de construction ni une carte Michelin des pérégrinations de votre héros qu’on vous demande. Un exemple illustre de ce qu’il ne faut pas faire — mais réalisé dans ce cas avec un talent certain et une originalité non moins certaine — est Salammbô de Flaubert. Un exemple tout aussi illustre de ce qu’il faut faire est Guerre et Paix de Tolstoï dans sa description des campagnes napoléoniennes, vues du côté russe. Tourgueniev faisait remarquer qu’en réalité Tolstoï ne savait pas grand-chose de Napoléon. Mais il notait aussi que les éléments descriptifs apparemment anecdotiques semés par Tolstoï au fil du texte étaient si bien choisis que le lecteur avait l’impression que l’auteur savait tout de l'empereur et avait pour ainsi dire passé sa thèse dessus. Voilà l’essentiel : choisir ce qu’on doit garder. Méfiance encore car cette érudition toute nouvelle que vous venez d’acquérir en potassant la question est d’autant plus séduisante qu’elle est… neuve justement. Et donc superficielle. Méfiance car le lecteur qui lui sait de quoi vous parlez verra facilement à travers le vernis votre niveau réel, plus proche du cours élémentaire. Vous obtiendrez alors le résultat inverse de ce que vous cherchez : l’incrédulité. Et c’est ici que j’arrive à la seconde erreur.

Récemment, j’ai lu une histoire de SF bien écrite, intéressante, prenante même, et qui pourtant a failli me tomber des mains à peine commencée. L’histoire narre les démêlés sanglants d’un homme venu s’exiler au fond des bois après un double échec, professionnel et familial (il est en cours de divorce) avec une bande de petites femmes brunes tout droit sorties d’un vaisseau spatial venu s’écraser sur un lac gelé. A un moment, l’homme sort de sa cabane en rondins dans une neige épaisse et qui continue à tomber. Sa réserve de bois est presque à sec et il va donc couper du bois de feu. Il est évident que l’auteur s’est soigneusement documenté sur la question de la vie dans les bois, de la chasse, des fusils et carabines, de comment construire un feu, etc. Néanmoins il veut trop en faire et commet une petite erreur. Passons sur le fait que son héros s’y prenne au pire moment pour aller couper son bois, juste avant une tempête de neige, bois qui de toute évidence sera vert et peu combustible ; après tout ce n’est pas un vrai homme des bois, c’est un citadin, un ingénieur venu se mettre au vert (ou au blanc en fait) : il peut ignorer ce genre de choses. L’auteur nous dit que pour couper son bois, il emporte avec lui une hache, une tronçonneuse, un merlin et un coin. En effet tous ces outils sont utiles pour couper et/ou fendre du bois : il s’est bien documenté sur la question. Mais il veut être trop précis sur un sujet qu’il connaît mal. Car s’il y a une chose que son personnage ne peut ignorer, contrairement à lui, c’est qu’on n’utilise pas une hache et un merlin. C’est soit l’un soit l’autre et de préférence le dernier. Si vous avez un merlin et une tronçonneuse, inutile d’avoir une hache. Pas un bûcheron, même amateur, même un peu novice, ne pourrait agir de cette façon. Si l'auteur avait réellement fendu du bois une seule fois dans sa vie, il saurait que la hache est inutile dans ce cas précis : pas un bûcheron ne coupe un arbre avec une hache s’il dispose d’une tronçonneuse, même le plus écolo, et s’il dispose d’un merlin, qui lui sert aussi à enfoncer les coins, il prendra le merlin,  pour fendre, jamais la hache. Qui plus est dans une neige épaisse et lourde comme décrite par l’auteur quand on sait le poids d’un merlin, d’une hache et d’une tronçonneuse. C’est un tout petit détail mais qui illustre bien la perte de crédulité qu’on peut atteindre en voulant trop bien faire ou en voulant paraître plus savant qu’on ne l’est en réalité.
Mon conseil : si vous devez écrire une histoire dans un cadre que vous ne connaissez pas ou mal, limitez au maximum les détails techniques, dont l’intérêt échappera d’ailleurs à la majorité des lecteurs et qui dérangera profondément les quelques autres, ceux qui se trouvent justement connaître d’expérience le sujet (même si on peut supposer raisonnablement que cet auteur n’a pas trop de bûcherons et de trappeurs parmi son lectorat).

Ajout de 2024: je m'aperçois que j'ai omis le nom de la novella dont il est question: il s'agit de "The Ziggurat" de Gene Wolfe, qui fait partie du recueil "Strange Travellers", non traduit à ce jour en français (et c'est dommage mais pas étonnant).

mardi 18 novembre 2014

Pochettes de disques : the good, the bad and the ugly.

Voici une petite sélection de pochettes de disques qui m'auront marqué à des titres divers... Évidemment, c'était tout de même autre chose avec les vinyles.
Je n'ai retenu que des pochettes contenant des œuvres originales (réalisées spécifiquement pour le besoin de l'album), photos, simple lettrage, dessins, ou peintures, et j'ai écarté celles qui se contentent de reprendre quelque œuvres du passé, aussi belles - ou laides - fussent-elles. Il y a pourtant une ou deux exceptions à cette règle, que je vous laisse deviner, repêchées pour l'effort de recherche iconographique ou la pertinence du choix en rapport avec le contenu.
Naturellement, il existe des pochettes plus esthétiques ou plus hideuses que celles-ci, mais celles-là ne m'ont fait ni froid ni chaud.
Enfin, j'ai éliminé de ma liste tout disque paru avant le milieu des années 60, puisque à cette époque la laideur était une règle imposée, presque jamais prise en défaut semble-t-il. 

 Strange Days/The Doors/1967. Voici pour commencer une des pochettes les plus réussies à ma connaissance, une de mes préférées aussi, toutes époques confondues. Pourtant, les Doors ne sont vraiment pas des spécialistes de la pochette esthétique. La cause indirecte de cette réussite est le refus de Jim Morrisson de figurer sur la couverture. Le photographe a fait le reste, plus un zeste de chance apparemment. Si les streets performers - certains sont des acteurs - étaient prévus, je n'ai trouvé en revanche mention nulle part du rôle réservé à la femme en robe de chambre, somptueuse, qui ouvre au petit comique. Or, c'est sa présence qui crée le décalage, l'ouverture sur un autre monde, et donc une bonne partie du sel de cette photo. A noter que Morrisson apparaît bien sur la pochette par l'entremise d'une affiche de concert, aussi bien sur le recto que sur le verso (astucieux de la part de la maison de disque).
Sinon le disque est très bon, pas mon préféré du groupe, mais excellent dans l'ensemble.

You and Me/The Walkmen/ 2008. Une autre superbe pochette.  La photo n'est pas mal cadrée comme pourraient le croire certains, au contraire, elle est parfaite. Juste le mystère qu'il faut. J'ai rarement écouté des disques pour leur pochette, et encore moins souvent je les ai aimés. Eh bien You and Me de The Walkmen est un de ces cas rarissimes. Un très bon album, porté par un chanteur magnifique et un son très original.

The King of Limbs/Radiohead/2011. Ce n'est pas ma pochette préférée de Radiohead; celle de Kid A, véritablement en symbiose avec la musique, est certainement meilleure mais j'en ai déjà parlé ici-même. J'apprécie tout particulièrement les musiciens qui demandent des créations originales à des artistes contemporains pour leurs pochettes. La collaboration entre le groupe et Stanley Donwood est un modèle du genre. Belle pochette encore une fois (seule celle du premier album est ratée; elle pourrait presque figurer parmi le musée des horreurs). Très bon album, difficile d'abords, artistiquement très pentu - une sorte de face nord pour l'auditeur, j'en ai peur - mais se bonifiant de façon impressionnante au fil du temps. Que Radiohead parvienne à faire du commerce avec une telle musique, et apparemment en vivre très bien, est sidérant.


Attahk/Magma/1978. Avec celle-ci, comme chacun peut le constater, on entre de plein pied au musée des horreurs. Rien dans cette hideuse pochette ne peut laisser prévoir la beauté intérieure de cet album, la splendeur poétique de Dondaï, la surpuissance de Spiritual, ou le dynamisme créateur de Last Seven Minutes. Tout ne vole pas à la même hauteur, cela dit.


 Myth Takes/!!!/2007. Superbe pochette, annonçant assez bien le fouillis endiablé de la musique de !!!  Un fouillis savant, joyeux, plaisant et plutôt dansant. Un de ces rares albums que j'ai pris pour la pochette. Pas un vrai coup de cœur comme celui de The Walkmen, mais pas si mal quand même.



Foxtrot/Genesis/1972. Le tournant des années 60 et ses tendances psychédéliques est une vraie mine de pochettes expérimentales imbuvables, ce qui est aussi vrai pour la musique. Genesis en fût un  fournisseur très régulier. J'ai choisi celle-là mais j'aurais pu en trouver bien d'autres. Le moins qu'on puisse dire est que la composition et l'art du dessin de Paul Whitehead laissent dubitatif. Le lettrage, particulièrement laid, n'arrange rien.


Crisis? What crisis?/Supertramp/ 1975. Encore un groupe des années 70. Le titre et la pochette sont amusants : sans doute font-ils référence à la première crise pétrolière mais ils semblent encore plus justifiés pour l'époque actuelle. La pochette la plus réussie du groupe, en tous cas la plus parlante. Bizarrement je n'ai jamais écouté l'album. Pourtant, j'aime assez ce groupe, ses mélodies proprettes, claires et bien construites, en particulier School, Hide in your shell...


House of the Holy/Led Zeppelin/1973. Enfant, j'ai eu souvent cette pochette sous les yeux. Je ne sais si elle est belle ou kitsch mais je sais qu'elle est très attirante. Cependant, Led Zep n'a jamais été ma tasse de thé et je n'ai jamais écouté ce disque-là non plus (alors que j'ai bel et bien écouté le suivant et plus d'une fois : allez comprendre!)



 The least we can do is wave to each other/Van der graaf generator/1969. Sorti de la même pépinière de talents que Genesis, comme on peut le deviner à la pochette. Quand on voit des peintures de cet acabit, on se dit qu'une banale photo du groupe en noir et blanc n'aurait pas été une si mauvaise idée. Tellement horrible que j'ai repeint par-dessus mon exemplaire.


I'm coming/ Jack The Ripper/2003. Belle peinture de Machado pour une superbe pochette. Le meilleur groupe français des années 2000 selon moi, malheureusement déjà disparu, semble-t-il, faute de succès. Si vous ne connaissez pas, essayez plutôt pour commencer l'album suivant Ladies First, à la moins jolie pochette, toujours de Machado, mais à la musique très aboutie.


Shiny Beast/ Captain Beefheart/1978. Celui-là, avec un nom pareil, je ne pouvais pas le rater. Encore une belle peinture, réalisée par le musicien lui-même. Don Vliet alias Don Van Vliet alias Captain Beefheart est en effet un des rares musiciens de ma connaissance à posséder aussi un talent graphique certain. Un bon album emmené par la voix géniale et sauvage du Captain, assez excentrique, baroque, plutôt hétéroclite mais pas trop débraillé, et de toute façon nettement plus audible que son soi-disant chef d’œuvre Trout Mask Replica (un sommet de la musique snob, une heure de pluie tambourinant sur un toit de tôle sous la baguette du maestro pour rire Zappa). Par la suite, Don Van Vliet a pris sa retraite de musicien pour se consacrer à son autre dada : c'est plus reposant, je pense mais quel gâchis de talent!

 The Spinning Top/Graham Coxon/2009. Voici un autre musicien dessinateur : Graham Coxon.  Néanmoins les pochettes ne sont pas le fort du bonhomme. Le livret nous gratifie d'une véritable collection de ses œuvres picturales, très pardonnables chez un enfant de 10 ans. Coxon a la manie de vouloir tout faire lui-même. Dommage car la musique est bonne quoique beaucoup trop copieuse, variée, parfois inspirée. Son meilleur album solo à ma connaissance. Pas très loin de valoir celui, plus récent, et tout aussi intime, de son compère Damon Albarn, la voix en moins pour sûr. Un producteur armé de grands ciseaux  et un vrai dessinateur n'auraient pourtant pas été du luxe.


 The XX/2009. Première constatation : les XX suivent un concept minimaliste. Une ou deux lettres pour leur nom, une ou deux couleurs pour la pochette, un ou deux mots par titre, un ou deux instruments, un ou deux chanteurs. La pochette réussit une rare combinaison : l'ultra sobre avec l'ultra moche. Bien que l'album ait été porté au pinacle par la critique unanime, il n'est pas aussi mauvais que ça. Juste moyen. Le minimum quoi.


Born in the USA/Bruce Springsteen/1983. Faut-il commenter cette pochette ? Finesse et bon goût réunis. Mais bon c'est le boss...










Hats/The Blue Nile/1989. Dans la série des ratages, cette pochette-ci n'est pas mal non plus. Me fait penser aux anciens paquets de gitanes. C'est d'autant plus ennuyeux qu'elle enveloppe  le meilleur album des années 80. Mon préféré en tous cas. Il y a pourtant beaucoup d'erreurs dans cet album : la pochette insensée, sans aucune connexion avec la musique chaude et pleine d'âme de Buchanan, le titre sorti du même ordinateur fou, les arrangements qui sentent parfois le synthé de pacotille (à la mode de l'époque). Et pourtant quelle beauté est cachée là-dessous! Qui l'aurait cru ?!


Closer/Joy Division/1980. Un autre chef d’œuvre des années 80. Belle photo toute en clair-obscur. Incontestablement, le choix est judicieux. Difficile de faire musique plus sépulcrale que celle chantée par Ian Curtis.





Within the realm of a dying sun/Dead Can Dance/1987. La transition était facile entre ces deux-là. Nettement plus orchestral et spatieux que le précédent toutefois. Plus superficiel aussi, sans doute, malgré de très grandes qualités. On pourra trouver que le Cantara chanté par Sœur Lisa vient comme un cheveu dans cette soupe (fort bien) servie par l'austère Frère Brendan. Mais bon, ce n'est qu'un détail. Il existe un mot pour définir cette pochette comme cette musique : envoûtante.


Black Sabbath/1970. A ma connaissance, le heavy metal n'a pas donné lieu à beaucoup de pochettes mémorables. Celle-ci me paraît la plus belle et de loin. Tout est réussi, y compris le lettrage. On est loin des caricatures qui suivront. Ceci dit, je n'ai jamais écouté l'album, à tort probablement.



Hall of the mountain grill/ Hawkwind/1974. Là j'ai triché; il s'agit comme on peut voir du verso de la pochette. Néanmoins cette peinture honorable mais pas extraordinaire capte le feeling essentiel, non dénué de grandeur, de ce groupe à la musique très particulière. On la définit habituellement comme du hard rock cosmique (et comique à certaines époques). Cet album appartient à la meilleure époque du groupe, la première et sans doute la seule qui vaille la peine. Et comme je disais, la pochette traduit très bien le meilleur de cette musique, outre sa puissance impressionnante, un sentiment de grandeur solaire, solitaire et mélancolique. C'est une raison suffisante, me semble-t-il, pour en faire une pochette réussie. Dommage seulement qu'ils ne l'aient pas choisie pour le recto.


Mezzanine/Massive Attack/ 1997. Un autre groupe à la musique de rouleau compresseur, puissante et reptilienne, tout au moins sur cet album. Comme The XX, Mezzanine utilise pour sa pochette le noir et le blanc, une grande sobriété, mais à la différence du premier, elle est belle, classieuse, insolite, une vraie réussite. Digne d'un des tout meilleur album de la décennie 90, pourtant très riche de ce point de vue.


 His greatest misses/Robert Wyatt/2004. Ce titre et cette pochette m'amusent. La collaboration entre Wyatt et son artiste d'épouse est loin de me convaincre en général, tant celle-ci ne parvient pas à capter l'essence de la musique de son génie de mari. Je la préfère nettement en muse. Néanmoins cette pochette-ci n'est pas si mal, quoique très anecdotique pour des musiques qui ne le sont vraiment pas. Le titre est en effet trompeur. Certes Wyatt n'a pas eu de vrais hits, mis à part peut-être sa reprise de I Am A Believer, mais les morceaux inclus dans cette sélection sont loin d'être des ratés. L'humour du titre est typique du bonhomme, plein d'autodérision, mais tout près de la coquetterie (vous savez ces gens qui se dénigrent pour mieux s'attirer vos louanges). Le seul fil rouge que je peux voir dans cette collection semble d'avoir évité, autant que faire se peut, les morceaux trop longs. Cela donne quelques intrus et quelques oublis évidents. Par exemple le Muddy Mouse qui figure ici n'est évidemment pas le bon. Reste quand même deux trois chefs d’œuvre de Wyatt, c'est à dire deux trois chefs d’œuvre du rock, c'est à dire deux trois chefs d’œuvre de la musique contemporaine (la vraie, pas celle de France Musiques, avec l'estampille du ministère de la Culture apposée dessus).


 Sgt Pepper's Lonely Hearts club band/The Beatles/ 1967. Et pour finir, comment oublier celle-là. Si connue que je ne saurais dire avec certitude si elle est réussie ou pas, belle ou kitsch. En tout cas, l'inspiratrice de beaucoup d'autres, comme icice détournement très drôle, réalisé par le graphiste américain William Banzaï 7.




vendredi 31 octobre 2014

Stanley Donwood et le Kid A





La collaboration entre Radiohead et le peintre/graphiste Stanley Donwood ne date pas d’hier. En fait, si mes souvenirs ne me trompent pas, elle a commencé officiellement en 1995 avec l’album The Bends, le premier album mémorable du groupe. On doit donc noter que le plus mauvais album de Radiohead, sans contestation possible, Pablo Honey (tout juste au-dessus du niveau de flottaison) est le seul album à ce jour à ne pas avoir bénéficié du concours de Donwood. Preuve que le dessinateur est indispensable aux musiciens comme source d’inspiration ? probablement pas. Mais simple coïncidence, on peut en douter. D’autant plus si on ajoute que l’artwork le plus réussi de Donwood se trouve être celui de Kid A, qui est, toujours par hasard, le meilleur album de Radiohead, et de loin (même si j’ai une estime croissante pour le dernier né The King Of Limbs).



L’ambiance et le graphisme des peintures de Donwood pour Kid A sont en parfaite adéquation avec l’esprit de la musique du groupe sinon avec la lettre. Le dépaysement absolu que provoque la, ou plutôt les premières écoutes, ce sommet glacial et brûlant de la musique moderne (la vraie, pas celle sponsorisée par les institutionnels) sont transcrits avec une grande exactitude par l'artiste. Avec le Kid A, on voyage dans un monde déjà mort ou bien peu s’en faut. Presque plus rien ne bouge excepté quelques zombies hallucinés, quelques mutants grimaçants sortis de quelques (mauvais) romans de SF. L'apocalypse a déjà eu lieu, d'évidence, même s'il reste encore ici et là quelques sons et lumières, très suspectes celles-ci, très jolies à vrai dire dans ce ciel bien sombre, avec toutes ces couleurs vives. C'est beau une explosion nucléaire, la nuit. Bon, sur la peinture, il s’agit de volcans; OK, mais l’esprit est le même.

Outre la forte charge poétique de cette musique, la grande vertu de ce groupe est sa capacité à se remettre en question, à aller toujours un peu plus loin sur la route qu’il s’est tracé. Son évolution atypique et imprévisible est d'ailleurs une des raisons qui en font un groupe si attachant. Franchement qui aurait parié en écoutant le premier album, le ni bon ni mauvais rock de Pablo Honey, que 7 ans plus tard, ce groupe serait au sommet, ce pic glacial et solitaire qu'on voit sur la pochette ? Pas moi, et pas vous non plus, soyez de bonne foi. Et qui aurait dit qu’après OK Computer, ce succès populaire total mais seulement demi succès artistique, ils auraient pris le risque de se brûler les ailes avec une œuvre aussi risquée, aussi raide à gravir comme à descendre ? Radiohead est le groupe des grands virages, sans visibilité aucune. Et Stanley Donwood a toujours su épouser les méandres torturés de son génial créateur.

Kid A, sorti à la fin de l’année 2000 clôture le vingtième siècle et contemple derrière lui les décombres d'un siècle d'horreurs. Non, je ne crois pas que ce soit devant lui. Car à la fin, ce titre curieusement féerique, Motion machin, ne serait-ce pas... mais oui, on dirait un arc-en-ciel... !

Autres articles sur Radiohead : ici et


samedi 13 septembre 2014

Le Créateur et l'Univers ( où je me fais critique de peinture)

Dans la réalité, la vraie vie, cette peinture ne porte pas de titre. Mais si j'avais dû lui en donner un, celui-ci aurait sans doute convenu.
Il est probable qu'à première vue, vous avez pensé voir un tableau abstrait. Il n'en est rien. Je suis un féroce partisan du figuratif et cette peinture n'y fait pas exception, au sens premier comme second du terme figuratif. Voyez-vous la figure centrale ?... Non, et comme ça :

Toujours pas?... Alors effectuons un petit zoom central :
Cette fois vous l'avez.
Cette peinture a deux significations et deux sens - deux directions - dans lesquels elle peut être vue. C'est pourquoi, elle a deux signatures qui indiquent les deux positions préférentielles : il suffit de placer l'une des deux en bas à gauche.
Le visage central est donc celui du créateur, au sens métaphorique, et dans cette lecture, l'univers est celui de l'artiste créant, d'où jaillit formes et idées telle l'explosion première présidant à la naissance de notre univers. La création artistique est d'ailleurs très littéralement une re-création. Ici, elle est donc considérée sous son angle le plus spectaculaire et le plus essentiel : le jaillissement brut qui permet tout le reste, ce qu'on appelle l'inspiration (quelle soit divine ou pas). Naturellement, cela n'exclut pas l'autre face, le  souvent long et quelquefois pénible labeur qui suivra. Si on remonte la métaphore à contre-courant ou si on poursuit l'analogie, on peut supposer que le chemin entre cet instant 0 et le nôtre a été non seulement long, ce qui est avéré, mais sans doute aussi semé d'embûches : la longue évolution entre le quark, ou Dieu sait quel autre particule étrange, et l'Homme, la merveille de cet univers. L'observateur attentif pourra d'ailleurs discerner dans cette matière explosive nombre de visages, crânes, silhouettes animales comme ci-dessous (en réalité, il y a ici plusieurs visages fondus ensemble):


Je n'ai pas choisi de commenter cette peinture uniquement pour ces qualités métaphysiques ou métaphorique mais aussi et surtout pour ses qualités techniques.
L'effet de transparence y est, selon moi, particulièrement réussi, et pas si facile à obtenir par les moyens utilisés. Le contraste est presque maximal et rarement atteint dans l'art généralement un peu pâle de l'aquarelle. Car il s'agit bien d'une aquarelle, à 99 %. L'impression de mouvement et de lancer de peinture incontrôlés est en fait ici des plus contrôlée (ce qui veut dire, dans le cadre de l'exécution forcément rapide d'une aquarelle, beaucoup de réflexion et de préparation avant l'acte lui-même). Ses effets se rapprochent, peut-être de manière inattendue, de ceux obtenus plus habituellement par l'art simple du vitrail (couleurs très vives et transparentes cernées de noir opaque) auquel je suis sensible depuis tout petit. Néanmoins, autre paradoxe, il n'y a pas la moindre goutte de noir dans cette peinture. Vous ne me croyez pas? Faites-moi confiance tout de même: il n'y en a pas.
Cette inspiration fructueuse m'a conduit a proposé une autre variante que j'aurais pu intituler Nova ou Supernova : la voici. Plus riche en détails cachés et en couleurs, elle me paraît cependant quelque peu inférieure dans sa globalité. Mais libre à vous d'en juger autrement.

Un détail :


mercredi 27 août 2014

Une lignée fantastique : LOVECRAFT, BORGES, WOLFE




Howard Philips Lovecraft, le mal nommé, est né peu de temps avant Jose Luis Borges mais disparu bien avant, dans tous les sens du terme, avant de subir une spectaculaire réhabilitation littéraire qui tient presque de la résurrection. Borges et son fantôme n’ont jamais eu à subir ce genre d’émotion forte. Quant à Gene Wolfe, né trente ans après l’Argentin, et quoique toujours de ce monde, il ne peut guère plus attendre que la gloire posthume, si on peut dire.

Leur position dans cette histoire est différente pour une simple raison : Lovecraft n’a probablement pas connu l’œuvre de Borges et certainement pas celle de Wolfe ; Borges connaissait très bien l’œuvre de Lovecraft mais probablement pas celle de Wolfe, et Wolfe connaît l’œuvre de l’un comme de l’autre. On pourrait donc dire, de ce point de vue, que Wolfe est avantagé. Il bénéficie des trouvailles ou inventions des deux autres.

Mais commençons par le début et donc par le « grand ancien », Lovecraft. Ce n’est pas seulement par manière de plaisanterie que je le qualifie de grand ancien. Lovecraft n’a rien d’un moderniste, ni dans le style ni dans les idées ; on pourrait même dire sans exagération que c’est un archaïque, un hyper conservateur. Un marxiste, ou un bon Français, emploierait le mot qui qualifie le mieux ce genre de faute inexpiable : un réactionnaire. Selon moi, ce n’est pas un problème, littérairement parlant. Si on possède le talent naturel d’écrire, peu importe la couleur de nos idées. C’est ici le hic : Lovecraft est peut-être le moins doué de tous les écrivains célèbres de même que le douanier rousseau est le plus limité des grands peintres (mais pas le moins estimable). C’est un auteur à coup sûr, un autodidacte par force, un laborieux, car, comme le peintre français, il est incapable d’imiter ceux qu’il admire, à savoir ce grand et beau styliste de Machen, cet artiste élégant de Dunsany, ce constructeur fabuleux de Poe. Outre une maladresse dont il ne parviendra jamais vraiment à se défaire, que ce soit dans le style ou dans la conduite de ses récits, malgré des progrès indiscutables entre ses premiers écrits et les derniers, il lui manque deux choses : d’avoir du goût et d’avoir vécu. Il ignore beaucoup trop de choses élémentaires. Hier, j’ai lu une nouvelle de Wolfe où il n’y avait que des femmes (une sorte de 1984 au féminin); eh bien il n’y en aucune chez Lovecraft, et si l’espèce humaine venait à être connue de lointains extraterrestres uniquement par le moyen de ses textes, ils pourraient penser que nous nous reproduisons par clonage.

Il est difficile chez cet écrivain de faire la part entre la maladresse et le mauvais goût. Ses empilements d’adjectifs caricaturaux sont-ils une faute de goût ou une maladresse due à son impuissance à coller au plus près de ses visions ? Je penche pour la seconde solution, sans exclure l’autre toutefois. Car Lovecraft est un homme de visions, de visions terriblement fixes. C’est un halluciné, un de ces rares écrivains dont on peut dire sans figure de style que son œuvre est entièrement tissée de ses rêves. Des vrais rêves qu’on fait en dormant. Tous les écrivains normalement conçus savent qu’il est vain de vouloir rendre un rêve dans son authenticité et qu’il vaut mieux les adapter, souvent avec une grande liberté, pour les rendre un peu plus « littéraires ». C’est un peu comme de voir un merveilleux poisson au fond de la mer et puis de le ramener sur la terre ferme : on s’aperçoit alors qu’il a perdu presque toutes ses couleurs. Mais Lovecraft l’ignore ou ne veut pas le savoir. Regardez-le. Le regard tourné vers l’intérieur, il semble ne rien voir de ce que ses yeux contemplent. C’est le visage d’un homme hanté, obsédé par ses visions, et qui n’aura de cesse de les coucher sur le papier même si c’est impossible. Lovecraft, par bonheur, ou par malheur, est aussi entêté qu’il est borné. Et il obtiendra au bout du compte d’accomplir cet exploit étrange : malgré bien peu de dons et des idées de départ erronées, il finira à force de travail, d’obstination et de regards fixes par créer quelques-unes des histoires les plus fascinantes, les plus inhumaines,  les plus sincèrement angoissées (et donc angoissantes), les plus puissamment oniriques que l’homme ait jamais écrites. Oh, pas plus qu’une demie douzaine. Et encore, je suis peut-être large. La très grande majorité de ses récits ne sont en effet que des ébauches, des répétitions, des tentatives maladroites, des croquis brouillonnés dans la fièvre d’une nuit, dans l’espoir toujours différé d’atteindre à la perfection lovecraftienne : la peur, la peur ultime, nue, hideuse, obscène (etc.), sans aucune échappatoire — peur de l’inconnu, de l’innommable, celle qui vous change en statue de sel. Mais c’est assez. Le Cauchemar d’Insmouth, La Couleur tombée du ciel, Celui qui chuchotait dans les ténèbres sont des preuves suffisantes. Je rajouterais son roman Démons et Merveilles, comme étant le plus typique de ses forces et faiblesses. Comme l’indique le titre, Lovecraft voulait opposer à son monde habituel, celui du cauchemar, le merveilleux du rêve, qui l’avait tant frappé chez Dunsany. La première partie, La clef d’argent, est entièrement dédiée au cauchemar ; la seconde intitulée justement À la recherche de Kaddath (nom de la cité des rêves merveilleux) ne suit néanmoins pas le programme prévu. L’épouvante vainc sans vraiment combattre et submerge le merveilleux dans une vague de plus en plus sombre.



Tout laisse à pense que l’esthète, le dandy, l’érudit de classe Jorge Luis Borges éprouvait une fascination inattendue pour ce monstre littéraire de Lovecraft. Il lui portait pourtant une estime littéraire plus que réservée et le qualifiait de « caricaturiste involontaire de Poe », ce qui fait deux piques en deux mots, la seconde étant de loin la plus acérée. Selon un point de vue superficiel, on pourrait donc penser que l’Argentin se situe à l’autre bout de l’éventail littéraire, sauf que dans un éventail les deux bouts sont souvent bien près de se toucher. En réalité, ils partagent beaucoup plus que leur goût commun pour les livres et les personnages fictifs présentés comme réels (le Nécronomicon d’Abdul al Razed ou le Quichotte de Pierre Ménard). Leur puissant attrait pour le fantastique, le monde du rêve, les savoirs occultes et hermétiques auxquels ils ne croient pas, leur même vision très noire du monde, leur dégoût et leur effroi de l’humanité (au moins de la “plèbe”), leur nihilisme radical — qui chez Borges apparaît pleinement dans son premier et plus fameux recueil : Fictions, pour s’atténuer par la suite, la gloire étant passée par là — ainsi qu’une certaine impuissance littéraire. J’ai déjà parlé de la forme que prenait l’impuissance chez Lovecraft. Chez l’Argentin, il s’agit d’une impuissance à rendre ses personnages intéressants. De toute son œuvre, je ne connais pas un de ses personnages qui soit mémorable en tant que personne humaine. Ils manquent de relief, de chair, de vie, restent de simples reflets pâles entrevus brièvement dans le coin d’un miroir, des signes abstraits au service d’une idée. Ce défaut est rédhibitoire selon moi pour qui voudrait écrire des romans de valeur ou même ce que les anglo-saxons appellent des novellas (mon format de lecture préféré). Cela tombe bien, Borges n’en a pas écrit. Il a toujours dit qu’il détestait les romans et préférait les nouvelles, surtout si elles étaient courtes. Néanmoins je constate qu’il mettait au-dessus de tout en tant que lecteur des livres comme La Divine Comédie, Don Quichotte (en particulier le second volume), Les Mille et Une Nuits, l’œuvre de Shakespeare, qui ne sont pas précisément des modèles de concision. Franchement je le soupçonne de s’être fait une gloire de ce qui était chez lui un véritable manque. De même pour son refus mainte fois proclamé de la psychologie. En cela, il ressemble aussi comme un frère à Lovecraft. Car ils sont de la même famille en vérité. Et Borges le savait probablement. Je subodore que cela n’avait rien pour lui plaire, un peu comme de se rendre compte qu’on ne ressemble à personne d’autre autant qu’à l’idiot de la famille. Vers la fin de sa vie, sans doute par mesure d’exorcisme, à en juger par sa préface à la nouvelle, il a écrit ce qu’il appelle un hommage à Lovecraft : There are more things (titre tiré de Hamlet : il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre…). Le fait donc que ce récit soit plutôt faible et à coup sûr inefficace n’est peut-être pas complètement fortuit.



Des trois, Gene Wolfe est à coup sûr aujourd’hui le moins fameux et de loin. C’est pourtant le plus grand et de loin, au sens premier du terme « grand ». Autant les deux premiers ne possèdent qu’une fraction très limitée de la panoplie de l’écrivain, autant les talents de Wolfe semblent polymorphes et donnent de cet écrivain un statut de quasi omnipotence. La caractéristique qui frappe le plus chez lui, davantage même que l’extrême maîtrise de constructions d’une folle complexité, est sa capacité à écrire une histoire originale, une bonne histoire (de celles qu’on relit avec un plaisir accru comme on entre peu à peu dans leur mystère) en partant de n’importe quel point de départ, du moment qu’il y ait un peu de place pour l’imaginaire.

Comme Borges, Wolfe a payé son tribut à Lovecraft. Le Nécronomicon a un rôle non négligeable dans au moins un de ses livres (et d’autres que j’oublie peut-être), le mal nommé Peace — j’ai eu beau me creuser la tête, je n’ai toujours pas compris la raison de ce titre — grâce à un personnage de faussaire qui écrit, fabrique et vend à des collectionneurs des livres d’auteurs réels ou fictifs, dont celui-ci. Il nous en donne même à lire un “véritable” extrait, contrairement à Lovecraft qui s’est toujours contenté d’en citer quelques vers bien trop vagues. Des démons ailés tout droit inspirés de ceux du rêveur de Providence font également quelques apparitions remarquables dans certaines de ses nouvelles, telles que The Friendship Light (non traduite à ce jour). Cependant, le rapport entre Wolfe et Lovecraft ne sauterait pas aux yeux sans cela. Autant le second pèche dans le style et dans la narration, autant le premier est virtuose. Wolfe est un artisan de génie (son premier métier était ingénieur), Lovecraft n’est qu’un rêveur amateur de littérature. De plus, et sans doute surtout, leur vision du monde est fondamentalement divergente.

Le lien avec Borges est beaucoup plus convaincant, même s’il ne concerne que l’aspect formel de leurs récits — mais c’est déjà beaucoup. On pourrait dire sans grande exagération que toute l’œuvre de Wolfe a consisté à relever le challenge initié par l’Argentin dans sa nouvelle Le Sud. Je suppose que, tout comme moi, beaucoup des lecteurs qui ont lu ou liront ce récit, le dernier de son premier recueil de nouvelles mais écrite des années après la majorité des autres récits, n’ont été ou ne seront guère impressionnés, le jugeront plutôt banal, voire un tantinet ennuyeux. Il existe un aspect sentimental certain dans ce texte, semi autobiographique, sans doute émouvant pour l’auteur et quelques proches, mais qui, j’en ai peur, échappe totalement au lecteur lambda. Ce n’est d’ailleurs pas ce qui nous intéresse, ni ce qui a intéressé Wolfe. Le seul grand mystère du récit de Borges est qu’il contient deux histoires très différentes, une écrite à l’encre noire, l’autre à l’encre sympathique. Vous lisez ce qui ressemble à une histoire mainstream, celle d’une vie assez terne et malheureuse mais sans excès d’aucune sorte. Ou bien vous lisez une histoire fantastique. La vérité est que vous devrez lire la première, et sans doute plus d’une fois, pour espérer découvrir la seconde. Comprenez bien qu’il ne s’agit nullement d’allégorie, de métaphore, ou d’interprétation psychanalytique ou autre. Il s’agit purement et simplement de deux histoires distinctes, imbriquées, collées, où l’une cache l’autre, la seconde étant généralement plus intéressante que la première (sinon quel intérêt ?). De même que pour tout souterrain, labyrinthe, message secret ou trésor bien caché, il faut disposer du code de décryptage, de la clef ouvrant la porte ou d’un plan d’accès, pour espérer en percer les arcanes. Borges ne fournit rien de cela au lecteur. Et s’il n’avait pas dit explicitement dans sa préface que le récit pouvait se lire de deux manières, il est probable que personne n’aurait jamais rien su de la seconde histoire, tellement elle est bien cachée. Wolfe a fait de ce réel tour de force littéraire une règle. Je crois que la grande majorité de ses œuvres en prose, et à coup sûr les meilleures d’entre elles, de la nouvelle la plus brève, comme A Solar Labyrinth, à son roman le plus imposant, comme Le Livre du Nouveau Soleil, comporte au minimum deux récits, parfois trois. Découvrir l’autre récit, celui qui se cache entre les lignes, nécessite d’avoir la clef d’entrée, à savoir le point où les sentiers bifurquent, la porte de la caverne secrète, l’anomalie dans la trame, le saut dans l’espace-temps. Vous pouvez aussi y arriver en découvrant le point de sortie, ce que l’intuition, cette faculté non répertoriée par la médecine, permet quelquefois, et dérouler à rebours toute la trame soigneusement cachée. Quoiqu’il en soit, la lecture d’un récit de Wolfe est rarement simple, et s’il n’y avait pas chez cet auteur un talent narratif extraordinaire, un style d’une élégance royale, qui rend fluide même les puzzles et les écheveaux les plus complexes, ce serait probablement très vite insupportable pour un lecteur normalement constitué (qui cherche son plaisir d'abord).

Toute règle a ses exceptions. Wolfe n’aime pas écrire des histoires simples — ce serait comme demander à un illusionniste de génie de faire de vulgaires tours de carte — mais il en a écrit néanmoins quelques-unes, soit pour complaire à un éditeur, soit pour plaire à un proche, soit par inadvertance. Néanmoins, ce qui paraît simple pour lui, ne vous paraîtra peut-être pas si simple que ça. Vous pourrez en trouver un certain nombre de cette espèce la plus rare dans son recueil de nouvelles justement intitulé — quoique pour d’autres motifs — Endangered Species. Il a été publié en langue française sous la forme assez bizarre de deux volumes aux titres bien distincts, tous deux chez Denoël, l’un dans une collection fantastique — Toutes Les Couleurs de l’Enfer — et l’autre dans une collection de SF — Silhouettes. Ce sont deux excellents livres même si le premier me semble avoir davantage profité du découpage éditorial. Tous les recueils de nouvelles de Wolfe sont de grande qualité mais celui-ci est probablement le plus abordable. Je pourrais également citer son tout premier recueil L’île du docteur Mort et autres histoires et autres histoires (non, ce n’est pas un doublon) si je ne craignais pas que le style quelque peu proustien de certaines nouvelles ne fût un obstacle pour le profane. En matière de roman, je n’en vois qu’un qui peut répondre au qualificatif de simple : Castleview (paru en français sous un titre et chez un éditeur que j’ai oubliés) mais il ne me plait pas et je ne pourrais donc vous le recommander. Le plus connu et le plus “populaire” des romans de Wolfe, l’un de ses rares ouvrages régulièrement réédités, est Le livre du Nouveau Soleil, comprenant les quatre volumes suivants : L’Ombre du Bourreau, La Griffe du Conciliateur, L’Épée du Licteur, La Citadelle de l’Autarque. Il est remarquable du début à la fin mais quoique relevant de l’Héroïc-Fantasy, genre très conventionnel en principe et sans grande complication (un héros musclé, une troupe de filles bien roulées et peu vêtues, quelques dragons, un décor moyenâgeux), n’a décidément rien de simple ou de convenu. En bref, armez vous de patience.



Pour finir, je dirais un mot sur le physique de ces trois écrivains. Ils partagent à coup sûr un point commun : aucun des trois n’est beau. Mais alors que les deux premiers ont la tête de l’emploi, une laideur singulière, le regard de rêveurs perdus dans les nuages au sommet de leur tour d’ivoire, rien de cela chez Wolfe. Il pourrait être épicier, producteur de films, ancien catcheur, garagiste, employé de banque, policier ou maffioso. L’aspect physique de cet écrivain m’a toujours surpris, et pour dire la vérité, est assez décevant tant il est difficile d’imaginer que cet homme d’apparence si banale, passe-partout, aux traits presque grossiers, puisse être le créateur d’un monde aussi vaste, aussi complexe, aussi imaginatif, aussi raffiné, et au final, aussi poétique.

Pour finir quelques liens en relation avec cet article et plus particulièrement ce génie méconnu de Wolfe :

http://www.wolfewiki.com/pmwiki/pmwiki.php?n=WolfeWiki.Contents
http://ultan.org.uk/category/gene-wolfe/
http://www.siriusfiction.com/PaxBorskii.html
http://www.urth.net/urth/archives/v0018/0114.shtml