vendredi 23 février 2024

Histoire du Grand Empire Américain II : pourquoi l’Empire a perdu contre la Russie

       C’est une des questions qui nous est le plus souvent posée. Pourquoi l’Empire, dans toute sa splendeur et sa grandeur a finalement perdu militairement et économiquement contre une puissance qualifiée de second ordre, à peine plus grande que les Pays-Bas, pays qu’on aurait du mal à trouver sur une carte ? Naturellement, et comme toujours, la réponse se trouve (presque) entièrement contenue dans la question ou du moins dans son énoncé. L’idée que la Russie était seconde ou dans une catégorie inférieure à l’Empire est fausse. Mais pourquoi cette idée fausse ? À cette question, nous répondrons par la maxime très ancienne de Sun Tze : « si tu veux vaincre ton ennemi, apprend d’abord à le connaître. Et puisque tu ne peux connaître ton ennemi sans te connaître toi-même, commence donc par te connaître toi-même». Bon, Sun Tze n’a peut-être pas dit cela exactement mais il aurait pu. Quoi qu’il en soit, l'Empire n’a rempli aucune de ces deux conditions nécessaires et préalables. Il a donc perdu.    Il a perdu militairement, ce qui est la raison première du démantèlement de l’Empire qui a presque immédiatement suivi, mais il a perdu aussi bien économiquement, 
diplomatiquement et pour finir culturellement.
    Commençons par la première raison : l’incapacité ou le refus de connaître son adversaire. Disons-le tout de suite, il s’agit encore plus d’un refus que d’une incapacité. Et nous verrons plus loin que ce refus peut être logiquement et entièrement prédit par la seconde raison (qui est donc en fait la première, chronologiquement et causalement parlant) : son incapacité ou son refus de se connaître soi-même. Ne pas connaître son adversaire peut avoir deux conséquences opposées : soit vous le sous-estimez soit vous le surestimez. Dans les deux cas, vous donnez à votre adversaire un avantage considérable. Mais dans le cas qui nous occupe, il s’agit évidemment d’une sous-estimation systématique. La Russie était présentée par l’Empire comme faible militairement, économiquement, socialement et culturellement. À l’en croire, la Russie était si faible militairement qu’une petite poussée d’un seul de leur État, le cinquante-deuxième en l’occurrence, cet État disparu corps et biens qu’on appelait l’Ukraine, pouvait suffire à le briser en deux, en quatre, en huit, en seize et de préférence en trente-deux. Si faible économiquement que l’Empire la surnommait « cette station-service déguisée en nation ». Si fragile socialement que la moindre pression suffirait à provoquer un changement de gouvernement, sous-entendu pour un gouvernement plus favorable à l’Empire, que le moindre vent contraire suffirait à le décapiter. Si faible culturellement que la nation russe était référée dans tous leurs films (les Américains ne lisaient pas de textes contenant plus de trois cent signes) comme le pays des Barbares, ce qui aurait pourtant dû leur rappeler le destin romain. Si vous ne connaissez pas votre adversaire, barbare ou pas, vous ne connaissez pas les forces que vous vous apprêtez à combattre. Vous ne pouvez donc ajuster correctement les vôtres. Pire que ça, ne pas connaître son adversaire, c’est la certitude de ne pas s’être préparé convenablement. Quand l’Empire a exécuté son mouvement final qui a déclenché la guerre, c’était déjà trop tard : il n’était prêt ni militairement, ni industriellement, ni même oserons-nous, socialement. Quand il s’est rendu compte de son erreur, il ne pouvait plus rattraper le retard accumulé, on ne remet pas en branle une industrie en quelques mois ou quelques années. Quand la guerre a commencé, la puissance industrielle de la Russie, du moins sur le plan militaire, était déjà deux fois celle de l’Empire au complet, à savoir les USA et ses lamentables acolytes, et l’écart n’a plus cessé de croître.
    Tout à l’inverse, la Russie était prête, bien qu’elle n’ait sûrement pas voulu cette guerre. Pourquoi ? Parce que contrairement à l’Empire, elle n’ignorait rien de son adversaire, l’avait longuement étudié, pratiqué, à tel point qu’elle avait cru un jour pouvoir faire partie de l’Empire ! Depuis des années, comprenant que tout rêve de paix et de concorde générale était accueilli par l’Empire avec un grand NO quand ce n’était pas un ricanement, elle avait conçu, calibré, dimensionné sa force de frappe en fonction des forces de son adversaire prévisible. Elle avait renforcé tous ses secteurs clés en prévision d’une guerre non seulement militaire mais surtout économique : c’est-à-dire son agriculture, son industrie, ses armements spécifiques destinés à contrer la puissance de l’Empire essentiellement aérienne et maritime (l’autre secteur clé, l’énergie, était depuis longtemps acquis, dirons-nous). Elle avait également soigneusement resserré ses liens diplomatiques avec des pays importants et d’une manière générale avec le monde non soumis à l’Empire. À partir de là, et considérant son incapacité à s’adapter à son adversaire, sa sous-estimation grotesque des forces adverses, nous émettons avec une confiance non polluée par le doute cette affirmation audacieuse mais raisonnable, que lorsque l’Empire a poussé son fou ukrainien à attaquer le premier pion russe, c’est-à-dire avant même que la guerre ne commence, la partie était déjà perdue pour lui.
    Et maintenant nous en venons à la seconde cause de l’éviction de l’Empire, qui est donc en réalité, causalement et chronologiquement, la cause première : la méconnaissance de soi-même. L’Empire ne se connaissait pas et ne pouvait donc se remettre en question. C’était une civilisation presque entièrement tournée vers l’illusion et à l’auto-illusionnement, la perpétuelle magnification de soi. Un de ses surnoms mérités est d’ailleurs Le Grand Illusionniste. L’Empire est devenu au cours des décennies, avant toute chose, une machine à propagande d’une puissance inégalée, superbe certes et d’une efficacité incontestable. Le problème est que cette propagande a fort bien marché avant tout… sur lui-même. L’Empire a fini par croire à ses mensonges. Il a cru pouvoir s’abstraire des règles communes, il a cru pouvoir se passer de toutes règles en vérité. Il a fini par croire en sa supériorité intrinsèque, non seulement sur le plan de la puissance brute dirons-nous, mais aussi et surtout sur le plan moral (et là c’est une maladie plus grave).
    Arrivé à son stade terminal, l’Empire était devenu incapable de voir l’évidence, l’éléphant au milieu du couloir, tellement sa propre propagande s’interposait continuellement entre la réalité et ses yeux, lui montrant à la place une fantaisie de son choix, rose, fraîche et blonde. Il est typique que le génocide commis par son cinquante et unième État — un État disparu du nom d’Israël — envers les Palestiniens devant les yeux effarés du monde entier, c’est-à-dire le monde entier moins l’Empire, ne l’a nullement empêché de se sentir juste, bon et vertueux. La déliquescence, la pourriture, la métastase cancéreuse étaient partout, répandant leur odeur nauséabonde dans tout l’Empire, évidente pour tout le monde sauf le malade.
    L’autodestruction de l’empire a été un immense soulagement pour le reste du monde, qui contenait la grande majorité de l’humanité. Il n’y a pas eu besoin de guerre cette fois, de barbares féroces venus de l’Est. La sclérose est devenue telle, la pourriture a atteint un point tel que l’Empire s’est désagrégé de lui-même, comme une momie restée trop longtemps au jour, progressivement, inéluctablement, dans l’isolement et l’indifférence générale.
   Si nous étions moins impartial, nous dirions que c’est bien mérité. Mais il est tout à fait possible, croyons-nous, que certains membres de l’Empire se voient encore aujourd’hui comme les maîtres des terres et des cieux, un peu comme ce vieux pape dont nous avons oublié le nom, rôdant dans les ruines du Vatican, fou, solitaire et moribond, parlant aux choucas et aux pierres comme s’il prêchait devant des millions de fidèles.

Pour commémorer le centenaire de la libération du Donbass, le 24 février 2124.

samedi 10 février 2024

Vladimir Poutine répond à Tucker Carlson : un entretien pour l'Histoire

    Comme mon titre le suggère, j’ai une très haute opinion de l’exercice oral auquel s’est livré Vladimir Poutine la veille. Je pense qu’il fera les livres d’histoire dans un siècle, y compris les nôtres, ceux de nos descendants j’entends bien. 
    La première remarque est que la qualité exceptionnelle de l’entretien tient moins à la qualité de l’interviewer, ni particulièrement bon ni particulièrement mauvais selon moi, mais à son format et à une traduction du russe à l’anglais quasi idéale. Quand on sait la difficulté de ce gente de traduction en live, surtout entre deux langues aussi divergentes dans leur esprit même que le russe et l’anglais, il faut vraiment saluer la performance du traducteur inconnu, sa clarté, sa fluidité, son absence totale d’hésitations ou de repentirs (qui n’a pas dû subir ces balbutiements parfois insensés qu’on nous inflige régulièrement en la matière et tout particulièrement quand il s’agit de Poutine !). Si le traducteur faisait partie de l’équipe de Tucker Carlson, c’est donc un autre très bon point pour lui. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai choisi de faire figurer en bas de cet article la version originale de l’entretien, publié sur le site de Carlson : les versions françaises que j’ai pu examiner sont de toute évidence des traductions de la traduction anglaise, sans doute par manque de moyen financier, ce qui promet une perte certaine de précision et de qualité du signal comme diraient les physiciens.
    Le format choisi est celui d’une conversation, de deux bonnes heures, une vraie conversation, pas un match de boxe déguisé en discussion où le seul objectif du soi-disant journaliste est de marquer des points contre l’Adversaire. Le seul fait que l’interviewer considère l’interviewé comme son adversaire suffit d’ailleurs à le disqualifier comme journaliste. Nous avons donc tout le temps d’apprécier, nous-même, l’argumentation de Poutine. Carlson ne hache pas les réponses du Président russe par des coupure intempestives, ne harcèle pas, comme c’est dorénavant la norme des journalistes occidentaux quand ils « donnent » la parole à tout dissident de la doxa en vigueur. Ne nous y trompons pas, le principal reproche qui est fait (sans trop le dire) à Poutine est d’ordre philosophique, à savoir que non seulement il ne partage pas la vision de l’Occident, son « nouvel ordre mondial », mais qu’il le défie ouvertement. Il est clair et de toute façon déontologiquement normal dans une vraie interview que les questions n’ont pas été soumises au préalable à Poutine ou à son entourage. Cela est d’autant plus patent quand on voit l’air chagrin et perplexe de Carlson quand Poutine se lance dès le début dans son résumé de l’histoire russe en une demi-heure et qu’aucune tentative du journaliste ne parvient à l’en détourner. La surprise et l’inquiétude de Carlson sont compréhensibles car lui s’adresse à son public, le public américain, et on peut être certain que ce public n’est absolument pas habitué à de telles « digressions » comme les qualifie lui-même malicieusement Poutine, et qu’il a déjà le doigt sur la zapette, si, comme moi, il a casté la vidéo sur son écran TV. De plus, comme le montre son avertissement préliminaire de l’entretien, Carlson pense visiblement au début que Poutine essaie de l’embobiner et de répondre à côté de la question comme c’est la norme chez le politicien occidental, avant de réaliser son erreur. Poutine est parfaitement conscient de ce qui se passe dans la tête de son interlocuteur : cela se lit dans son petit sourire et dans une de ses remarques lors d’une intervention alarmée du journaliste : « c’est ennuyeux, n’est-ce pas ? » avant de poursuivre, impitoyablement. C’est que Poutine, lui, ne s’adresse pas aux gens des USA, il s’adresse au gens du monde entier ; il profite de la tribune incomparable que lui offre Carlson pour parler à des dizaines de millions de personnes qui ne l’auraient jamais écouté sans ça (plus probablement de l’ordre de la centaine de millions, seulement pour la version anglaise). En gros, il retourne la puissance sans égale dans l’espace et dans le temps de la machine médiatique US à son avantage. Que Carlson éprouve de la sympathie ou non pour ses vues n’est pas son problème ; il sait seulement qu’il n’aura guère d’occasion comme celle-ci de pouvoir les exposer sans barrage de missiles. Comme il le dira assez crûment plus loin dans la conversation, les sentiments n’ont que peu de place dans les affaires d’État. 
    Le petit cours d’histoire russe n’est en fait pas une digression mais doit être vue comme une marche d’approche, lente et un peu longue certes, patiente et méthodique à l’image de son « professeur ». Mais progressivement et très efficacement, i nous fait comprendre quel est son but. L’Ukraine n’a pas, ou presque pas, d’histoire, de racines, de culture, si elle s’extrait de son héritage partagé avec la Russie. Je vois bien que pour le lecteur goinfré de la bonne parole occidentale, cette vue peut paraître inacceptable. Ce n’est pourtant pas une vue de l’esprit mais l’expression d’un fait. L’Ukraine n’a jamais eu d’existence en tant que nation avant que Lénine ne décide de lui offrir le statut de république autonome dans le cadre — tout de même — de l’Union Soviétique. Cette absence d’histoire et de racines en dehors de la Russie explique le choix calamiteux des gouvernement ukrainiens qui ont succédé à Yanoukovitch, le dernier président « pro-russe » destitué par un coup d’état, en grande partie payé et organisé par le service habituel de Washington qui commence par un C et finit par un A. Si vous décidez de rayer la culture russe, et même son fondement et réceptacle qui est sa langue, de votre culture alors qu’elle en constitue l’essentiel, que vous reste-t-il pour rassembler le peuple derrière votre étendard ? Eh bien ils n’ont rien trouvé de mieux que le nationalisme rouge et noir de Stepan Bandera, ce qu’on appelle maintenant le bandérisme. Le fait que l’idéologie de Bandera, ce grand « héros » de la seconde guerre mondiale, résistant contre « l’envahisseur soviétique », un des meilleurs soldats d’Hitler, et de ses collègues moins célèbres, n’était autre que du nazisme mis à la mode galicienne, une région à l’ouest de l’Ukraine, ultra minoritaire démographiquement et géographiquement, ne les a pas gênés. Cette grande purge doublée d’une réécriture complète de l’histoire, digne de 1984, a commencé en 2014, après le coup d’État mais a encore pris de la vitesse suite à l’élection de Zelensky en 2019. Celui-ci (qui est russophone et a dû apprendre l’ukrainien pour sa campagne) a été élu sur un programme de grande réconciliation avec les russophones mais presque aussitôt élu, Zelensky, sous les pressions conjuguées de son extrême extrême-droite et des USA, a retourné sa veste en deux temps trois mouvements comme le comédien qu’il est et instauré le pire régime d’apartheid qu’on ait vu depuis l’époque de Nelson Mandela, au détriment des russophones (et aussi des minorités hongroises, roumaines). Pourquoi les USA ont soutenu une pareille politique, en contradiction totale avec les valeurs défendues par ce pays ? Parce qu’elle servait leur but, qui était de transformer l’Ukraine en bras armé contre la Russie et que seule la faction la plus extrême avait la volonté, la haine compatibles avec une telle entreprise d’autodestruction. C’est d’ailleurs la tactique la plus ordinaire de la CIA de s’appuyer sur des groupes fanatiques ou extrémistes, de les faire croître, de les entraîner, de les armer, pour détruire un pouvoir en place qui ne convient pas à Washington. Le peuple ukrainien a été trompé, transformé sciemment par ses propres leaders en quantités sacrifiables pour la grandeur de l’Empire US (et bien sûr pour remplir bien des poches au passage).
    L’idée que le néonazisme en Ukraine est négligeable, une idée d’ailleurs toute récente, est très facile à réfuter. Les statues et monuments consacrés à Bandera et aux autres « héros de la résistance » sont maintenant partout en Ukraine, remplaçant les monuments soviétiques, ses milices défilent régulièrement en toute légalité dans le pays avec torches et insignes du troisième Reich, pour rappeler au peuple (et à son leader pour rire) qui est vraiment le maître. Zaluzhny (Poutine n’a pas donné cet exemple éminent de néonazisme lors de l’entretien mais il aurait pu) le grand chef d’état-major de l’armée ukrainienne avant son licenciement tout frais a un buste et un poster de deux mètres de haut de Bandera dans son bureau. (Je fais une petite digression à ce sujet. La destitution de ce général ouvre une voie royale à sa future élection à la place de Zelensky. Et si celui-ci avait la mauvaise idée d’annuler les élections pour éviter ça, il risquerait fort de connaître un sort plus brutal que la perte d'élections. J’ai entendu des personnes pourtant éclairées sur la politique ukrainienne émettre l’idée que Zaluzhny pourrait s’exiler à l’étranger, prendre un poste d’ambassadeur au Royaume-Uni ou ailleurs, comme d’autres ex-leaders ukrainiens l’ont fait avant lui, sentant la débâcle arriver. Pourquoi ferait-il ça ? Toute sa force réside en Ukraine. Il est largement plus populaire en Ukraine que Zelensky, il a l’armée à sa botte, il est sans cesse avec ses amis de Right Sector ou d’Azov. Non, il va juste attendre son heure, que les USA et Nuland regardent ailleurs — ce qui ne devrait plus tarder — possiblement en aiguisant le long couteau qu’il réserve à Zelensky. Bon, peut-être que cela se fera plus gentiment, démocratiquement si on ose dire, mais je ne parierais pas une grosse somme là-dessus.)
    Un autre point fort de la conversation que j’ai relevé est la réponse de Poutine à la question de Carlson au sujet du risque qu’il y aurait pour la Russie de se voir asservie par la Chine après les USA (au bon temps d’Eltsine). Poutine lui répond que la Chine n’est pas les USA, que la Chine est la voisine de la Russie depuis des siècles et des siècles, qu’ils ont toujours su coexister jusqu’ici et qu’il y a toutes les raisons de penser que ça va continuer encore un bon moment. Il lui dit aussi que bien entendu, l’adversaire ultime désigné par Washington, n’est pas la Russie mais la Chine. Pour une raison toute simple : la Chine a précisément dix fois la population de la Russie. Et il lui dit enfin ce qui est vraiment important : l’idée que les USA peuvent conserver leur hégémonie, empêcher l’essor de la Chine en tant que puissance supérieure, y compris par rapport à eux, est une illusion, une fantaisie, « comme de vouloir empêcher que le soleil se lève ». La roue tourne et continuera de tourner. Et il ajoute plus loin une idée aussi forte qui découle directement de cette constatation : le plus grand problème du peuple des US n’est pas qu’il vote pour le mauvais candidat mais d’avoir une élite qui pense toujours en termes d’hégémonie ; peu importe le candidat qui gagne si l’élite qui l’entoure est la même. Cela peut certainement s'étendre à d'autres pays...
    Pour l’affaire Nord-Stream, quand le journaliste lui demande qui est selon lui le coupable et s’il a des preuves, Poutine fait une réflexion encore une fois très profonde et révélatrice de sa claire vision du monde. Bien sûr qu’il connaît le coupable et qu’il a des preuves mais quel intérêt pour lui de les fournir puisque ces preuves ne seront jamais reconnues comme telles. Personne ne peut lutter aujourd’hui sur le terrain de la propagande avec les US ; c’est perdre son temps et ses efforts. Il n’a pas précisé ce qui suit mais il devait le penser : en revanche, elles pourront servir, plus tard, quand le moment sera venu de régler les comptes et c’est une autre raison pourquoi il ne faut pas les divulguer inconsidérément.
    Pour finir, je voudrais insister sur un trait particulier de Poutine, absolument déroutant pour la mentalité occidentale moderne, qui est sa transparence. Dans notre partie du monde, les journalistes, les commentateurs divers, cherchent toujours dans le discours d’un politicien à décoder des messages subliminaux, à lire entre les lignes, à découvrir la parcelle de vérité cachée dans un épais tissu de rhétorique creuse, ambiguë, fantaisiste ou simplement mensongère. C’est non seulement inutile dans le cas de Poutine mais contre-productif. Il faut prendre le discours de Poutine pour ce qu’il est. Ce qu’il dit est ce qu’il pense et il le dit très généralement d’une manière simple et claire. Cela ne signifie pas bien sûr qu’il dit tout ce qu’il pense ou ce qu’il sait, mais ce qu’il dit est toujours ce qu’il pense. S’il vous dit qu’il n’a aucune intention d’envahir la Pologne, vous pouvez être certain qu’il n’envahira pas la Pologne, ni demain ni après-demain (sauf comme il le précise si celle-ci attaque la Russie, éventualité très improbable). Car un autre trait de poutine est sa remarquable constance. Ses discours récents, reflètent très fidèlement ceux d’hier, quand il était encore un nouveau-venu sur la scène politique mondiale et ses actes ont presque toujours confirmé ses paroles — presque tous les politiciens qui l’ont côtoyé, même adversaires, le confirment, au moins en off ou la retraite venue comme Clinton (Bill bien sûr, pas l’horrible Hillary). Le seul changement est qu’il l’exprime de plus en plus ouvertement. Et il l’exprime de plus en plus ouvertement parce qu’il sait que sa position, c’est-à-dire celle de la Russie (il faut comprendre que lorsqu’il revêt son costume d’homme d’État, il n’est plus l’individu Vladimir Vladimirovitch mais devient un instrument presque impersonnel au service de la nation, à tel point que les observateurs, même mal disposés envers lui, ont une tendance invincible à les confondre), est de plus en plus forte, non pas tant sur le plan domestique (il y a longtemps que c’est fait), que sur le plan international, aussi bien pour les aspects sociaux, culturels, économiques, militaires et diplomatiques.

dimanche 4 février 2024

L’intérêt du récit épistolaire : Les Liaisons Dangereuses, Dracula, Sept Nuits Américaines...

 


    

    Question : le récit épistolaire s’est-il développé progressivement à partir de l’écriture de lettres ou a-t-il été dès le départ l’idée d’un auteur astucieux, ayant compris tous les avantages du procédé ? N’étant pas historien, voilà une question à laquelle je ne répondrai certainement pas dans cet article.
    La question qui m’intéresse ici est pourquoi ce procédé, qui est tout sauf simple, quand il est bien utilisé, apporte des avantages narratifs considérables. Pourquoi Les Liaisons Dangereuses, Dracula ou Le Horla seraient nettement moins bons si leur récit avait été écrit du point de vue de l’auteur anonyme et invisible ? Ce dernier exemple peut étonner dans le cadre d’étude que j’ai choisi mais je considère ici que le récit par journal interposé est en fait une forme particulière de récit épistolaire où l’expéditeur des missives et le destinataire sont une seule et même personne. Autrement dit, il s’agit d’un cas où le moi contemporain de l’auteur envoie des lettres à son moi futur dans l’espoir que celui-ci aurait encore la possibilité ou l’envie de le lire. En effet, quiconque prend la peine d’écrire quelque chose quelque part espère toujours qu’il sera lu, ne serait-ce que par un seul lecteur, et celui qui met un message dans une bouteille, la rebouche soigneusement et l’envoie en mer, quoiqu’outrageusement optimiste, n’y fait pas même exception.
    Le récit épistolaire dans ce sens élargi évite en fait une série d’écueils sur lesquels viennent s’échouer un nombre considérable d’entreprises romanesques que je vais lister :
- L’auteur omniscient : grave défaut que seuls des génies comme Tolstoï peuvent se permettre. Et encore, même lui est meilleur quand il ne sait pas tout.
- La prétention à l’objectivité : rejoint l’écueil numéro 1, détestable et mensonger dans la conduite d’un récit, sauf si cette objectivité est en fait un trait de caractère du personnage narrateur, probablement détestable.
- Le récit en plein : un bon récit doit avoir des creux, des manques que le lecteur se chargera de combler… ou pas, selon l’intérêt de la chose. On appelle ça des ellipses narratives. La forme épistolaire donne lieu naturellement à toute une série d’ellipses, qui sont tout aussi naturellement acceptées par le lecteur. On ne s’attend pas à ce que le rédacteur d’une lettre sache tout sur le déroulement d’un récit, contrairement à L’Auteur (surtout celui de mon point numéro 1).
- Le récit par ouï-dire, de seconde main : la trame principale d’un récit épistolaire est toujours racontée par celui qui la vit. Quand l’action se centre sur un nouveau personnage, l’expéditeur et parfois le destinataire de la lettre changent aussi. Ce procédé particulièrement souple est presque impossible à implémenter dans le cadre d’une narration ordinaire : vous ne pouvez tout simplement pas changer de narrateur à chaque fois que l’intérêt du récit le demanderait ; le lecteur ne l’accepterait pas.
- L’étroitesse de vue (généralement unique) : d’évidence, sauf dans le cas particulier du journal, il y a autant de points de vue que d’expéditeurs de lettres. Le narrateur subjectif est un procédé intéressant mais il l’est encore plus quand il y a plusieurs narrateurs subjectifs, ce qui est le cas des épistoliers. Cela permet également les témoignages ou affirmations contradictoires ou complémentaires sans qu’il y ait besoin de faire appel à l’état mental préoccupant du narrateur unique.
- L’accusation d’insincérité : le seul fait que le récit soit tiré de lettres ou de journaux intimes persuade mieux le lecteur de la sincérité de l’auteur. Dans un journal en particulier, on ne ment pas, le plus généralement, puisqu’il est destiné à soi-même et personne d’autre. Dans le cas du récit épistolaire, c’est bien sûr une illusion créée par l’auteur machiavélique mais une illusion très recommandable.
    Le Horla pour tous les points notés sauf le numéro 5 est particulièrement intéressant. En effet, il y a deux versions du Horla, une première écrite sous forme de récit classique, la seconde sous forme de journal intime. La seconde est évidemment supérieure, bien plus efficace. De plus, Maupassant est tout simplement meilleur écrivain dans la seconde version. J’ai écrit un article sur le sujet ici. D’une manière générale, prendre pour narrateur un docteur, un savant, un journaliste ou n’importe quel autre personnage initié est une très mauvaise idée même si elle peut sembler pratique à première vue. L’agent immobilier raisonnablement stupide et ignorant de Bram Stoker en est une bien meilleure. Wells commet cette erreur de centrage dans La Guerre des Mondes (erreur fort bien rectifiée par le scénariste du film de Spielberg) et Jules Verne dans la plupart de ses romans qui me sont tombés sous la main.
    Les liaisons Dangereuses est le roman épistolaire par excellence, dont l’efficacité dramatique n’est plus à prouver. Je doute que les personnages seraient si mémorables et séduisants s’ils ne s’étaient pas exprimés par lettres : après tout, il s’agit pour la majorité d’une bande de crapules ou de niais, « objectivement » parlant. De la même époque, j’aurais pu lire la Julie de Rousseau, un autre roman épistolaire fameux. Un très gros succès de librairie pour l’époque. Je ne l’ai pas fait, je n’en parlerais donc pas, ce qui est bien dommage car il m’aurait fait, j’en suis sûr, un exemple édifiant pour cet article.
    Dracula est une réussite dans le genre à peu près aussi incontestable que le roman de Laclos et pourtant je suis loin d’être fan de l’auteur. Comment un écrivain de seconde zone peut se métamorphoser l’espace d’une grosse centaine de pages, pas trop plus, en un génie étincelant.
    Enfin, je terminerai avec un des mes écrivains favoris, Gene Wolfe, qui a l’avantage d’être nettement plus contemporain (il est mort en 2019) que tous les auteurs précédemment cités. Il a écrit Sept Nuits Américaines en 1978, quand il était au sommet de son art.
    Sept Nuits Américaines est une novella d’anticipation qui mélange des lettres et des extraits de journal intime ou plus précisément dans ce cas de journal de voyage. Le journal de voyage, comme le journal de bord, est une autre forme de récit épistolaire : c’est un journal qu’on destine à un public très réservé, mais un public. Dans le cas du journal de bord, le destinataire est la compagnie propriétaire du vaisseau et, éventuellement, la police. Littérairement, son intérêt devrait être faible s’il était fabriqué réalistement puisque le vrai journal de bord tient plus de l’acte légal et notarié que du récit de voyage : le but est essentiellement de se prémunir contre de futurs éventuels litiges ou procès. Néanmoins, les auteurs de science-fiction ont pris avantage de ce procédé et ont rempli les journaux de bord de leurs vaisseaux interstellaires ou interplanétaires d’événements aussi palpitants qu’improbables. Le journal de voyage est une sorte de journal de bord amélioré, avec un intérêt artistique, descriptif ou même scientifique dans certains cas, comme par exemple Darwin lors de son voyage sur le Beagle.
    Le personnage central de Sept Nuits Américaines qu’on évitera d’appeler le héros — comme souvent chez Wolfe — est un voyageur perse dans des USA du futur, ou de ce qu’il en reste, c’est-à-dire pas grand-chose, et probablement pas la seule lettre importante : U pour United. C’est un voyageur du type touriste à sensations fortes, qui apprécie donc particulièrement ces pays chauds, pauvres et faciles quand on a de l’argent avec tous leurs bordels, leurs courtisanes, leur précarité sanitaire, leurs dealers de drogue, leurs guides franchement louches. L’histoire qu’il ne nous raconte pas à nous, lecteurs indiscrets, mais relate avec une désinvolture suspecte dans son journal de voyage ou par lettres à une certaine Yasmine restée à Téhéran est particulièrement retorse et difficile à décrypter. On est typiquement dans le cas du narrateur non fiable, capable de mentir ou au moins de celer une (grande) partie de la vérité à son propre journal, ceci encore accentué par sa prise de drogues. Que Wolfe ait choisi ce procédé du récit épistolaire pour un tel narrateur peut sembler de prime abord contradictoire, voire contre-productif ; il n’en est rien. Comme je l’ai dit, un des intérêts du récit épistolaire est d’immerger le lecteur dans la tête-même du personnage acteur, de lever le barrage de sa méfiance, d’apposer au récit comme un sceau de fiabilité ou en tout cas de sincérité. Ici, Wolfe nous montre qu’il ne s’agit que d’une illusion. Et s’il n’avait pas choisi cette forme, l’antipathie dégagée par ce voyageur et son insincérité aurait été si flagrantes que nous aurions risqué de laisser tomber le livre.
    Sept Nuits Américaines est au final un chef d’œuvre de virtuosité narrative bien que je sois à peu près sûr qu’il ne plaira pas à grand monde (mais sait-on jamais ; je juge là du futur par le passé).
    Pour finir, une remarque sur le cadre de l’histoire : je suis persuadé que Wolfe n’avait pas d’ambition prédictive particulière quand il a écrit cette novella à la fin des années 70. Bien possible que ce qui devait apparaître comme le comble de la fantaisie à cette époque : un riche touriste oriental venant se dévergonder dans des USA croulant sous la corruption, la lèpre physique ou morale et la misère semble beaucoup plus vraisemblable aujourd’hui.


Sept Nuits Américaines fait partie du premier recueil de Wolfe, intitulé en français L’île du docteur Mort et autres histoires et dans sa version originale The island of doctor Death and other stories and other stories.



vendredi 19 janvier 2024

Qui est le numéro 1 ? Quel est son plan ?




    Dans le grand chamboulement du monde à peine croyable qui est en train de s’opérer sous nos yeux effarés ou émerveillés selon les goûts, on peut discerner grosso modo deux lignes de pensée pour expliquer l’inexplicable. Il y a la première ligne à laquelle je souscris majoritairement (il y a en effet beaucoup de voix en moi) dont vous pouvez vous faire une bonne idée en lisant ou en relisant mes excellents articles de ces trois dernières années que vous pouvez trouver à droite dans la catégorie « transformation de notre monde ». Mais aujourd’hui, par souci démocratique, je vais laisser le crachoir à cette voix très minoritaire qui est en moi et parler donc un peu de la seconde ligne de pensée. Pour cela, j’ai choisi de prendre comme guide et métaphore la vieille série des années 60 : Le Prisonnier, excellente série, même encore pour le spectateur moderne.
    Celle ligne de pensée part du principe que nous sommes rentrés de plain-pied dans une dystopie, qui, comme toujours, commence par se masquer sous les traits d’une utopie (liberté, démocratie, égalité, etc. dont chaque terme pourrait, comme dans 1984, être remplacé par son contraire avec plus de vérité). Le nous dont je parle ici est l’homme occidental collectif. De même que dans la série, la dystopie semble s’arrêter aux frontières du Village, la nôtre s’arrête plus ou moins là où commence le reste du monde (oui, nous sommes vraiment devenus un village, un grand village disons, surtout ici en Europe occidentale). Comme dans la série, il existe un numéro 1 que nous ne voyons jamais et qui tire toutes les ficelles dans l’ombre. Souvent, l’identité de ce personnage omniscient et omnipotent est assimilée à la vague personnalité de Klaus Schwab, ce qui est profondément grotesque, mais soit, admettons qu’il y a bien un numéro 1, juste que nous ignorons son identité comme dans la série avant l’épisode final. Dans ce cadre d’idées, le but du numéro 1, pas dans la série mais dans notre monde, serait de détruire la civilisation occidentale de l’intérieur, en sapant ses fondements — recherche constante de l’innovation et de la connaissance, dur travail, efficacité à tous les niveaux — ses valeurs traditionnelles, en remplaçant tout ce qui marche ou marchait par ce qui ne marche pas et qui très probablement ne marchera jamais (type éoliennes, voitures électriques, robots « intelligents », etc.) du moins pour une société comptant tout de même plus d’un milliard de personnes. Et donc, logiquement, le but ultime du ce numéro 1 inconnu serait de décimer la population, décimer au sens moderne qui est à peu près l’inverse du sens antique, soit de réduire de neuf dixième au moins nos cohortes d’inutiles et de parasites (rendus tels par la volonté du cerveau machiavélique qui nous gouverne depuis son antre des ténèbres). Car la justification principale de ce génocide programmé, de cet Homocide comme je l’appelle ici ou , et en fait la seule un peu sérieuse que j’ai pu trouver, est que l’espèce humaine serait dans l’ensemble, avec de rares exceptions, les élus, est une espèce parasite et/ou prédatrice de la nature et donc de la planète, qu’il convient de limiter fortement pour le bonheur des petites fleurs et de nos amis les loups. En fait, dans ce cadre de pensée, il n’est même pas sûr que l’espèce humaine fasse partie de la nature, de la planète ; peut-être sommes-nous des extra-terrestres, des aliens sans le savoir ?
    Le numéro 1, contrairement à la série, use de nombreux numéros 2, pas seulement successivement mais aussi simultanément. Ceux-là sont bien connus, au moins pour la plupart, et nous les retrouvons logiquement aux commandes de la salle de contrôle : nous pouvons nommer ici cette bonne Clinton, Saint Obama, ce véritable yankee de GW Bush (mais on doute qu’il ait jamais su ce qu’il fabriquait là), Sleepy ou Slippy Joe (selon les jours), ce bon Hollande, l’affreux Sarkozy, le derviche tourneur Macron, les non-entités qui dirigent depuis deux décennies Le Royaume-Uni (à peu près aussi uni que l’est son maître américain), l’Italie et l’Allemagne, sans parler des postes avancés d’Israël, du Japon et des antipodes. Disons pour préciser qu’il y a des numéros 2 et des numéros 2bis là-dedans, voire des troisièmes couteaux.
    Parfois, très rarement, car la société a érigé tout un système de blocages et garde-fous contre ce genre d’événements, un faux numéro 2, une sorte de numéro 6, parvient jusque dans la salle de contrôle et tâche de faire quelque peu dérailler cette machine si bien huilée. Oh, ils ne font pas la révolution quoiqu’on dise mais ces intrus — comment les qualifier autrement ? — peuvent se révéler très gênant, soit parce qu’ils n’écoutent pas les instructions du numéro 1, soit qu’ils ne les comprennent pas. Le dilettante Trump est à peu près ce qu’on a fait de mieux dans le genre, ce qui est bien peu. Soyons clair, même s’il parvient de nouveau à éviter les écueils et les colis piégés pour retrouver sa place de (faux) numéro 2, ce ne sera jamais un vrai numéro 6, rusé comme un diable, déterminé comme le destin, féroce comme un loup et teigneux comme une teigne. Il faudrait un homme du calibre de Poutine dans la passerelle de commandement et on peut être raisonnablement certain que cela n’arrivera pas. Pas de ça chez nous. C’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle Poutine est si détesté par nos élites. Ils ont cru de bonne foi — les pauvres, on les a trompés ! — dans les années fastes, fastes pour les profiteurs, que Poutine allait être un second Yeltsine, version sobre mais pas vraiment plus chic, aussi malléable et aux ordres du numéro 1, ce qui aurait considérablement étendu les frontières de l’Empire, et ils ont eu à la place l’empêcheur de tourner en rond depuis un quart de siècle, l’ennemi numéro 1.
    Contrairement à une légende moderne, les numéros 2, sont majoritairement, tout comme dans la série, des personnes intelligentes, intelligentes dans le sens qu’elles possèdent un QI fort élevé, plus élevé que le vôtre ou le mien selon toute probabilité. Il faut en effet un QI très élevé pour découvrir et décrypter les instructions du numéro 1. C’est un peu comme de lire l’Ancien Testament : tout est sujet à interprétation, tout est énigme qu’il faut résoudre s’il on ne veut pas partager le sort des mauvais répondeurs du Sphinx. Car à la différence de la série, les numéros 2 de ce monde ne reçoivent pas leurs instructions par téléphone, même par ligne spéciale. Ils doivent les chercher, scruter les moindres indices, les lire entre les lignes de communiqués apparemment banals, dans les mouvements des courbes de la Bourse ou des monnaies. C’est aussi difficile que de lire l’avenir dans le mouvement des astres ou dans les entrailles de poulets. Oh non, ce n’est pas à la portée de tout le monde ! Notez bien que cette intelligence n’a rien à voir avec la compétence dans leur fonction, du moins si leur fonction était d’améliorer le sort des peuples qu’ils dirigent, ce qui n’est pas du tout le cas, comme déjà dit. D’une manière générale, la compétence exclut la corruption. Ou plutôt c’est l’inverse : la corruption exclut la compétence. Or, si vous me suivez bien, un objectif évident du numéro 1 est d’amener des personnes corruptibles, c’est-à-dire déjà corrompues, aux postes de numéro 2, de sorte qu’elle aura plus de levier sur elles, en cas de réticence ou plus invraisemblablement de rébellion. Dans ce monde, les aspirants numéros deux, tout comme dans les bandes de malfrats, doivent commencer par montrer leur obéissance et leur fidélité au maître en exécutant quelque acte contre nature, quelque crime contre l’ennemi désigné, surtout si cela comprend femmes et enfants (l’exemple n’en sera que plus édifiant).
    Dans la série Le Prisonnier, celui-ci finissait, dans les toutes dernières minutes par apprendre la vraie identité du numéro 1. Ce n’est certes pas le meilleur épisode de la série ; c’est même le pire. En dehors de servir le penchant à la mégalomanie de l’acteur, producteur, réalisateur, scénariste principal de la série, Mac Goohan, cette révélation n’a guère de sens. Tout au plus pourrait-on arguer pour sa défense que dans la dystopie qui est la sienne et la nôtre (si on suit cette ligne de pensée), la victime, le numéro quelconque, le citoyen x, est aussi son propre bourreau puisqu’il contribue au système en votant pour le numéro 2 de son choix, ignorant ou voulant ignorer que le jeu est pipé puisque les choix possibles ont déjà été canalisés vers un résultat qui de toute façon conviendra au système.
    Dans la réalité et dans cette ligne de pensée, l’innommable numéro 1, ce prince dans l’ombre, ce menteur, ce corrupteur, ce destructeur, ne peut être qu’une seule personne, que nous connaissons sous divers noms ou vocables, très probablement fantaisistes. 
    Eh bien, je crois que le portrait est à peu près complet et que répondre à la devinette du titre n’est plus maintenant qu’une formalité.

Un autre article de moi concernant la série Le Prisonnier: ici.
Et ci-dessous, pour ceux qui auraient loupé les multiples diffusions TV (mais généralement très tard le soir), le premier épisode intégral de la série originale (il y a eu depuis, évidemment, un remake!)


samedi 13 janvier 2024

Le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest : quoi de plus naturel ?



   Il n’est sans doute pas nécessaire d’être particulièrement éveillé pour comprendre le double sens de mon titre digne de M. de La Palice. J’ai précédemment consacré quelques articles — comme celui-ci ou celui-là — au basculement de civilisations qui est en train de se produire sous nos yeux mais je m’étais jusqu’ici focalisé sur la Russie. J’avais laissé un peu dans l’ombre son voisin chinois pour deux raisons : d’abord par manque d’affinités et ensuite par méconnaissance. Ayant quelque peu rectifié le second point (je ne peux pas faire grand-chose pour le premier encore qu’on pourrait argumenter qu’une plus grande connaissance est généralement associée à une plus grande empathie), je vais centrer cet article sur la Chine, puisque tout le monde, en dehors des sourds et des aveugles, est d’accord pour lui reconnaître la fonction de principale et peut-être seule locomotive de l’économie mondiale actuelle.
   Tout d’abord, admettons un biais évident : la Chine n’est pas ma tasse de thé, ce qui signifie que je dois combattre une sorte de répulsion atavique pour m’intéresser au sujet. Selon la définition la plus habituelle d’une dictature, je suis prêt à accepter le fait que le Parti Communiste Chinois exerce une dictature sur ce pays depuis la bagatelle de huit décennies. Que cette dictature soit de nature communiste est en réalité un détail parfaitement secondaire à mes yeux. Là où je diffère de la doxa en vigueur par ici est que je n’attribue aucune valeur morale à cette constatation. Je ne nous crois pas supérieur parce que nous aurions la chance de pouvoir voter pour Tweedledum ou Tweedledee. Le seul fait que ce PCC a sorti huit cent millions de Chinois de la grande pauvreté en deux ou trois décennies est à mes yeux un argument suffisant pour fermer le bec à tous ces occidentaux donneurs de leçons. C’est la preuve incontestable que ça marche… pour les Chinois. Ça ne veut pas dire que ça marcherait pour les Français. En fait, je suis à peu près sûr du contraire (même si l’épisode incroyable du Covid, cette suspension presque totale du contrat démocratique pour une bagatelle sous les applaudissements de la très grande majorité, pourrait laisser espérer le contraire à certains).
   L’idée que la politique des leaders chinois a été imposée depuis tout ce temps à une population docile et abrutie est évidemment un conte pour faire peur aux petits enfants blancs. La vérité est que l’immense majorité des Chinois approuvent sans se faire prier leur gouvernement, aussi autoritaire puisse-t-il être, et avec d’excellentes raisons. J’ai fréquenté durant ma vie un certain nombre de Chinois, à l’école, au travail et même j’ai eu l’honneur d’en avoir dans ma famille proche par ce phénomène d’appariement involontaire qu’on nomme belle famille et j’ai toujours été frappé par le fait qu’ils réagissaient à notre vision de leur pays avec un mélange d’indignation et d’incrédulité. Hé oui, semblaient-ils nous dire, on vous a complètement lavé le cerveau pour croire de pareilles balivernes. Et ils avaient raison pour l’essentiel. La propagande antichinoise est tellement prégnante par ici, qu’on la respire depuis la naissance, qu’on n’y fait même plus attention. Je sais bien sûr tout des tropes du Chinois fabricant de seconde classe, du Chinois dissident qui voit sa carte de crédit social s’amenuiser comme peau de chagrin jusqu’à son arrivée fatale au Ministère de l’Amour, du Chinois mangeur de Ouïghours et de corne de rhinocéros, du Chinois constructeur de villes fantômes qui font croire que l’économie est florissante, du Chinois fourmi, du Chinois qui fait chiiiin… puis tok en s’écrasant lamentablement du haut de sa tour de Babel. L’histoire de la catastrophe imminente qu’est ce château de sable de l’économie chinoise, j’y ai eu droit depuis des décennies : c’est un peu comme le nouveau peak oil ; on en parle sans cesse mais on doit sans cesse le reporter… dans dix ans. En attendant, les Chinois continuent de bâtir des villes fantômes ou pas, des voies à grandes vitesse, des fusées lunaires et bientôt martiennes, des centrales nucléaires par dizaines, à peine moins que les Russes (ah, ah, rappelez-moi combien de centrales on a construit ces vingt dernières années, c’est-à-dire des centrales qui produisent, hein, pas comme l’Arlésienne dont on parle tout le temps mais qui n’arrive jamais, histoire de rire), des bateaux, des avions, des voitures*, et bien entendu des puces dernier cri, investissent massivement en Afrique, en Europe, en Océanie, en Asie évidemment. Quand un nain essaie de regarder un géant en face, cela lui fait tellement mal au cou qu’il préfère ne pas le voir du tout. Nous sommes maintenant dans cette position.
   J’ai connu à l’école une Chinoise qui a tenté un moment de m’inculquer les rudiments de son écriture. Si elle avait été plus à mon goût, j’aurais sûrement poursuivi la leçon, d’autant qu’elle semblait particulièrement désireuse de m’apprendre tout sur les idéogrammes qui disent je t’aime. Sérieusement, l’écriture est leur point faible. Quand dans dix, vingt ou trente ans, nos descendants auront le choix entre le chinois et le russe pour ne pas mourir idiot (ou le ventre vide, ce qui est encore plus désagréable), il est à parier qu’ils opteront massivement pour le russe. Certes le russe est une langue difficile, franchement ardue même, aussi horriblement compliquée que le français, mais comparée à ce saut culturel qu’est la langue mandarin, cela leur semblera une promenade de santé.
   Un point important pour la période qui s’ouvre, cette domination culturelle de l’orient sur l’occident que j’entrevois dans mes moments d’optimisme, qui devrait modérer la terreur de Mme Dupont ou Mr Smith devant ce grand chamboulement à venir tient justement à une de nos divergences culturelles les plus profondes : l’absence chez les Chinois de désir de « réformer » les autres peuples, les autres cultures. Ils ont la main lourde pour réformer leur propre nation, leur propre peuple, comme on a pu le voir, mais rien de ce que j’ai pu entendre de la bouche d’un politicien chinois ou mieux d’un intellectuel chinois, ne laisse à penser une seconde que c’est un objectif à moyen ou long terme en ce qui concerne ces peuplades étrangères et exotiques dont nous sommes. Je ne sais pas si c’est à mettre sur le compte d’une indifférence bouddhiste, d’un égoïsme ou de quelque sagesse supérieure, mais de toute évidence, ils nous laisseront tranquilles dans nos choix politiques et culturels, aussi désastreux soient-ils, et se satisfairont comme toujours de faire hi-hi ! tant que nous n’essaierons pas de leur apprendre à vivre. Et ça, c’est justement ce que nous sommes le moins capable de faire : la psychologie occidentale est fondamentalement celle de « tu es avec moi ou contre moi » et de « si j’ai raison, c’est que tu as tort » et « puisque je suis bon et que tu ne penses pas comme moi, c’est que tu es un méchant » et enfin le très fameux « je sais ce qui est bon pour toi et je vais te l’inculquer à grands coups de botte ». C’est le plus grand problème pour tous les peuples qui ont affaire avec nous. Et cela peut mener aux plus grandes folies, comme on peut le voir en ce moment avec les Israéliens dans leur opération de nettoyage ethnique des plus vertueux (la liquidation du ghetto de Gaza est la quintessence de ce travers que je vais décrire plus loin).
   La grande et la seule question vraiment existentielle aujourd’hui est : est-ce que nous allons réussir à apercevoir enfin l’autre bout du tunnel sans que quelqu’un d’intensément vertueux, certainement dans l’Ouest, ou en Israël (qui n'est autre qu'un poste avancé de l'Empire), n'appuie sur le bouton rouge ? Malheureusement, il y a en ce moment de nombreux signes que Washington cherche un conflit majeur, que ce soit avec la Russie, avec l’Iran ou avec la Chine, et les leaders yankee n’ont pas besoin d’Israël pour les inciter à nous faire un bel Armageddon (Si, si, c’est très beau une explosion nucléaire, la nuit… mais c’est bref). L’Iran est actuellement devenu leur cible numéro 1. Bien sûr, on peut estimer que la puissance militaire yankee (je ne compte pas son inséparable acolyte, ce champion par procuration, plus matamore que Macron, le roquet d’outre-Manche) est probablement encore capable de vaincre l’armée iranienne, même aussi loin de ses bases, et sans faire usage de moyens non conventionnels, mais il faudrait être particulièrement crédule pour penser que la Russie et la Chine laisseront faire à l’Iran ce que nous (excusez-moi d'insister lourdement sur le nous) avons fait à la Lybie, sous le prétexte grotesque de lui apporter liberté et démocratie, ou à l’Irak, sans nous pour cette fois (la dernière où un gouvernement de ce pays aura montré un sens de l’intérêt national, sans parler de la justice, qui n' a pas de frontières). Et à partir de ce point, il devient très difficile d’imaginer que nous puissions échapper à la troisième guerre mondiale.
   Les Biden, Blinken, Bolton, Kirby, Nuland, Sullivan et consort ont la mentalité du joueur désespéré qui vient d’encaisser une série perdante. Au lieu de prendre ses pertes et de quitter la table, son instinct le pousse à tenter letout pour le tout, dans l’espoir irrationnel qu’il va au moins refaire ses pertes. Un esprit plus froid aura beau lui dire que les chances sont horriblement contre lui, il ne peut pas s’en empêcher. Ils ont aussi la mentalité de ceux qui sont restés impunis durant des décennies, qui pensent qu’ils vont continuer à faire et défaire les règles du jeu mondial quand bon leur semble, la mentalité de ceux qui pensent : quoi que je puisse faire, c’est légal (ou du moins légitime) puisque je suis le plus vertueux. Il semble que cette particularité psychologique leur a été léguée par le lobby juif, très actif à Washington. Un autre trait bien yankee est son ignorance de la défaite, la vraie (je ne parle pas des multiples débâcles, en Corée, au Vietnam, en Afghanistan, en Irak, etc.), de la défaite écrasante qui vous détruit les fondements même de votre société (un excellent exemple est l’Ukraine actuelle). Intellectuellement, bien sûr, ils peuvent la concevoir mais ce n’est qu’un jeu de l’esprit, bon à alimenter en thrillers ou films catastrophe la machine à fantaisies qu’est devenu ce pays. Ils ne le sentent pas vraiment, ils n’en ont pas eu un échantillon depuis leur guerre civile. Cette ignorance les rend d’autant plus téméraires, d’autant plus aveugles, comme le joueur qui ne croit pas qu’il peut finir assis sur un carton dans la rue avec sa sébile à la main.
   Aussi, tout bien pesé, je corrige mon titre : si le soleil se lève, ce sera à l’est ; mais il pourrait bien aussi ne pas se lever du tout, par la faute de ces dangereux fanatiques que j’ai nommés, les plus sanglants terroristes qu’on ait vu de mémoire d’homme, et dont certains spécimens se trouvent malheureusement à l’heure actuelle aux commandes d’une puissance potentiellement létale pour l’espèce humaine.

* Note du 21/01/2024 : coïncidence amusante, je viens d'apprendre que la Chine vient de dépasser le Japon pour les exportations de voitures pour 2023 (en nombre, mais c'est bien ce qui compte) et est devenue de ce fait le premier exportateur mondial pour cet article aussi.

vendredi 5 janvier 2024

Le cauchemar

J’ai fait un cauchemar, se plaignit la jeune fille en se réveillant.

— Raconte, j’adore les cauchemars, répondit le garçon qui se trouvait près d’elle.

— J’étais dans la nuit noire, j’étais seule…

— Bon, et après ?

— J’étais sur un bateau. En tout cas, je sentais le mouvement de tangage : je n’aimais pas ça du tout. Il faisait toujours noir mais j’ai vu qu’un arbre fruitier poussait à travers la cale. Je crois que j’étais dans la cale.

— C’est naturel, on met souvent les pommes dans la cale. L’un des pépins a dû germer et pousser en arbre.

— Sur le pont, l’arbre a commencé à développer un houppier tout rond, comme dans les livres d’images.

— Comment peux-tu le savoir si tu étais dans la cale ?

— Dans mon rêve, je le savais. Je le voyais plutôt. Tu sais bien comment cela se passe dans les rêves, non ?

— D’accord. Et tu avais très peur de cet arbre qui poussait à travers la cale, pas vrai ?

— Non. 

— Comment sais-tu que c’était un arbre fruitier ?

— À cause de la suite.

— Et c’était quoi la suite ?

— Sur le pont, il n’y a pas d’équipage, pas un seul matelot. Mais il y a un garçon que je n’ai jamais vu : c’est le capitaine du navire. Il m’apprend qu’il m’a enlevée. « Pourquoi ? » je lui demande. « Pour être ma femme pardi » répond-il. 

— Ah, ça devient intéressant. As-tu très peur maintenant ?

— Non parce que maintenant je sais que je rêve. Au contraire, je m’endors. Dans mon rêve, je m’endors et le pirate en profite pour m’embrasser. Quand je me réveille, c’est-à-dire quand je rêve que je me réveille, j’ai un gros ventre et je sens quelque chose qui remue à l’intérieur. Je vois que l’arbre sur le pont a encore grandi et qu’il a des fruits au bout de ses branches. Des fruits tout ronds comme des boules de noël dorées.

— Des pommes d’or. C’est ça le cauchemar ? fait le garçon, un peu dépité.

— Non.

— Quand est-ce qu’il vient alors ?

— Le cauchemar, c’était bien avant, quand j’étais dans la nuit noire et que j’étais seule.

— Tu n’as pas peur du pirate ?

— Non.

— Tu l’aimes ?

— Pas vraiment. Il est très laid. En tout cas, ce n’est vraiment pas l’homme de mes rêves.

— Qui c’est l’homme de tes rêves ?

— Celui que j’aime, celui à qui je suis en train de raconter mon rêve. Tu comprends maintenant ?

Le garçon ne répondit rien. Il faisait nuit noire et elle était seule.


(J’ai trouvé, non sans surprise, la matière de ce texte bref dans mon carnet de notes. Tout me laisse à penser qu’il s’agissait d’un rêve rapidement décrit, avec sans doute le peu qui me restait au réveil, bien que je n’aie aucun souvenir d’avoir fait ce rêve. Le fait que le rêveur soit de sexe féminin n’est pas forcément un problème insurmontable. Les transformations sont monnaie courante dans les rêves. Et je me souviens d’avoir été, au moins une fois, changé en fille dans un rêve que je ne qualifierais pas de cauchemar ((dans la réalité, ça le serait, sans le moindre doute, mais pas dans un rêve)). Mais il est possible aussi que le vrai rêveur, c’est-à-dire moi, est le garçon à qui la fille raconte ce rêve, qui, du coup, devient le rêve d’un rêveur qui rêve d’un rêveur qui rêve de rêver. Il est dit ((dans le carnet de notes)) que la scène est racontée sous forme d’une conversation entre la rêveuse et son compagnon. Outre un symbolisme frappant et sa mise en abîme des plus vertigineuses, du genre qu’on aimerait inventer, j’ai été saisi par une curieuse coïncidence qui est qu’en y ajoutant une brève conclusion de mon cru qui n’existait pas dans le carnet, j’avais là une illustration métaphorique parfaite de l’idée centrale de mon article récent, intitulé non-éloge de la folie, à propos de la folie et des cauchemars.)


vendredi 29 décembre 2023

Magma de Christian Vander : pourquoi chercher loin ce qu’on a chez soi ?

           
Vander en pleine action

    

    Mon histoire avec ce groupe de rock français remonte à une première mention anodine, qui m’était faite par un copain dont le père était gérant d’une discothèque, et donc bien plus versé que moi dans l’art moderne musical : « Magma, tu devrais l’écouter » me dit-il. Je n’en fis rien, n’ayant alors aucun goût pour la musique, toute la musique, y compris l’art moderne musical. Je ne plaisante pas. C’est tout de même mieux comme appellation que rock français puisque ce groupe n’a par bonheur rien à voir avec le rock français (il faudrait presque mettre des guillemets à rock ici, à moins que ce soit français qui détone). Christian Vander, son âme et son leader, est en fait le rock français presque à lui tout seul, tant il dépasse tout ce qui a pu se faire dans ce pays en matière de rock pendant, au moins, quatre décennies. Comme il n’y a pas d’histoire du rock français avant lui, très peu pendant et guère plus après (si on excepte quelques très rares musiciens de valeur comme les Jack the Ripper par exemple), il a dû créer cette histoire à partir de rien ou presque, comme une sorte de Prométhée déchaîné.
    Il est donc étrange que j’aie mis tant de temps à découvrir cette musique, finalement bien de chez nous, et même bien de chez moi, comme j’ai pu le découvrir beaucoup plus tard. Cela tient à une série de circonstances et de coïncidences assez singulières pour être rapportées.
    Quand j’ai commencé à m’intéresser à la musique, c’est-à-rire à autre chose que les tubes en boucle de la radio, Vander était alors dans ce hiatus marécageux des années 80/ 90, où il ne semblait plus savoir ce pour quoi il était fait, à savoir Magma et rien d’autre, cette éruption créatrice bouillante qui n’a pas son pareil, qui n’est ni vraiment du rock, ni du jazz, ni du classique, mais tout ça ensemble. J’avais entendu un de ses morceaux à la radio sur des paroles aux sonorités francophones et ça ne m’avait vraiment pas beaucoup impressionné, une sorte de jazz-rock limite variétoche rondement mené, style Al Jarreau pour ceux à qui ce nom parlerait encore, comme il s’en faisait à la pelle. Pourtant, ce copain dont j’ai parlé m’avait déjà assez briefé sur Magma pour ne pas que je puisse douter que c’était le grand groupe français, peut-être le seul qui méritait d’être écouté. Le seul problème est que je n’étais jamais tombé sur le bon album ou le bon morceau, celui qui est fait pour vous, celui qui vous fait comme une illumination dans la tête.
    Des années plus tard, j’ai entendu deux morceaux merveilleux mais sur une radio qui avait l’habitude de ne presque jamais dire quelle musique passait sur ses ondes. J’ai eu la présence d’esprit de les enregistrer (il y avait encore des radiocassettes à l’époque) en me disant que je finirais par identifier quel(s) génie(s) en étaient l’(les) auteur(s). J’hésitais en effet si c’était une création individuelle ou collective. Finalement, à force de me les repasser, je décidai qu’il y avait deux chanteurs nettement distincts et que donc il devait s’agir d’un groupe. Le reste de ma conclusion semblait aller de soi après ce que je vous ai dit un peu plus haut. En fait, non. D’abord, le problème était de déterminer la langue utilisée. Je pouvais reconnaître quelques mots d’anglais — du moins en apparence (plus tard, j’ai su que la phonétique était ici particulièrement trompeuse) — possiblement quelques mots allemands (je ne connais pas cette langue mais ça y ressemblait) mais à coup sûr rien de français. Je commençai donc mon enquête au rayon krautrock et groupes rocks anglo-saxons à tendance jazzy ou progressive, évidemment sans le moindre résultat (rien ne ressemble, je vous dis, à cette musique). Comme la langue utilisée était très incertaine, et pour tout dire franchement louche, j’ai fini par émettre l’hypothèse que c’était une langue inventée, style esperanto, ce que certains musiciens peu littéraires apprécient, ce qui n’est pas une mauvaise idée vu qu’on préférerait souvent ne pas comprendre les paroles des morceaux même les plus beaux (et cette critique n’est pas réservée au rock, loin de là, essayez donc les livrets d’opéra). Et je savais aussi, grâce au copain déjà mentionné, que Magma avait son propre langage, le kobaïen. Je suis donc arrivé au fort soupçon que ce pourrait être Magma tout compte fait. J’allais donc écouter quelques morceaux du dit groupe dans une discothèque évidemment gratuite. On pourrait croire que l’histoire s’arrête là. Eh bien toujours pas. Je n’arrive pas à me souvenir précisément quel morceau ni même quel album j’ai choisi. Certainement un des deux premiers ou peut-être même le début de Mekanïk. Ça n’a pas fait tilt, en tout cas. À mes oreilles, c’était trop différent de ce que j’avais enregistré (je n’ai absolument pas la mémoire des mélodies, même les plus simples, ce qui peut expliquer en partie cela). Et trop brouillon aussi par rapport à l’achèvement, à la puissance tellurique mais aussi à la grâce séraphique qui imprégnait la musique de ma vieille cassette, même avec les grésillements et les trous. J’ai donc éliminé Magma de ma liste et continué ma quête vers les destinations les plus improbables, sans résultat, inutile de le préciser.
    Encore des années plus tard, en fait juste de retour de l’armée, je suis tombé sur une vieille rediffusion d’un concert ou plutôt d’un extrait de concert de Magma. Assez bizarrement, car les morceaux joués n’étaient pas du tout ceux que j’avais enregistrés — le concert était certainement antérieur — mais j’ai de nouveau eu un flash. Cette fois, j’étais à peu près sûr d’avoir trouvé. Sans doute est-ce de voir jouer (et parfois chanter) Vander en chair et en os qui m’a fait réaliser qu’il était impossible que ce soit un autre qui ait écrit et joué mes deux morceaux inconnus. Après, le reste a été plus simple. J’ai fouillé cette fois systématiquement dans la discographie du groupe et j’ai trouvé le morceau au titre clef : Dondaï (que mon oreille traduisait à tort comme Don’t Die, titre insolite au vu de l’ambiance pour le moins tonique mais néanmoins possible). Le second morceau était le premier de l’album, le bien nommé Seven Minutes. L’album était le sous-coté Attahk.
    Rétrospectivement, je peux déterminer certains paramètres qui m’ont fait si longtemps rôder autour de la solution sans trouver. Le premier obstacle est mon fort préjugé contre tout ce qui sort de notre beau pays en matière de rock, pop ou comme il vous plaira de l’appeler. Le second est un autre préjugé que j’avais concernant plus particulièrement Magma, une sorte de bande de tout fous, folkloriques en diable, avec amulettes, sabots et foulards à fleur. Et effectivement, il y a de ça dans ce groupe, du moins première mouture ; je ne pouvais pas m’imaginer que quelque chose d’aussi bon puisse sortir de ça. Enfin, la pochette est juste hideuse, ce qui m’a sans l’ombre d’un doute tenu à l’écart de cet album (à tel point que j’ai retourné la pochette pour ne plus la voir).
    Mais mon histoire avec ce groupe, faite de rendez-vous manqués et de surprises très réussies, ne s’arrête pas là. Encore bien des années plus tard, alors que j’avais déjà vu plusieurs fois Vander et ses divers groupes en live, que je commençais donc à bien reconnaître le bonhomme, physiquement parlant, et alors que je passais en voiture dans une toute petite ville d’un département désert (l’un des plus déserts et des plus désertés de ce pays), je vis déboucher d’un large porche un petit homme costaud et velu comme un ours qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Christian Vander. En fait, il lui ressemblait tellement que j’en suis venu rapidement à me dire que c’était lui, vu qu’un spécimen pareil ne doit pas se trouver en beaucoup d’exemplaires. Imaginez toutefois ma stupeur : croiser un de vos artistes préférées à Paris, à Genève ou à Monaco, c’est une chose, mais la croiser ici-même, où je vivais (à quelques dizaines de kilomètres en fait), dans une de ces destinations dont on ignore l’existence avant de s’y retrouver, c’en est une entièrement différente. Afin de m’assurer que je n’avais pas rêvé, je fis quelques recherches et découvris que Vander était né dans le même département, non loin de la petite bourgade où je l’avais aperçu et que c’était probablement l’entrée de sa maison que j’avais vue. Des années plus tard encore, un collègue qui se trouvait être dans une vie précédente batteur professionnel (pour un forestier, quel cursus !) me confirma que c’était bien le cas et qu’il semblait à peu près connu comme le loup blanc dans la région.
    Ainsi donc, durant tout ce temps, j’avais cherché très loin ce que j’avais toujours eu à portée de main. Une histoire édifiante, n’est-ce pas ?



    Ma sélection des œuvres de Magma ou Christian Vander, composée du plus et du moins recommandable, par ordre chronologique :
    Les plus :
    Khöntarkhöz de 1974 : de très beaux et longs passages, surtout instrumentaux, avec Jannick Top à la basse ; à noter aussi pour la première fois si je ne m’abuse l’influence notable et peu citée de Messiaen sur Vander, et ce n’est pas la dernière fois qu’il se souviendra de notre dernier grand compositeur « savant ».   
    Attahk de 1978 : celui qui m’a fait aimer cette musique ; quatre morceaux extraordinaires sur sept, malgré une prise de son qui ne les met pas vraiment en valeur (et pas seulement sur ma cassette).
    À tous les enfants, 1995 (la famille Vander sans Magma) : réorchestrations de comptines populaires : « j’ai du bon tabac », « à la claire fontaine », « dodo, l’enfant do » (le contraire absolu d’une berceuse celle-ci), etc. ; pas sûr que les enfants aient été ravis de la transformation à en juger par les réactions en concert mais le résultat est tout à fait impressionnant.
    K.A. de 2004 : le premier album, déjà très bon, de Magma post hiatus. À partir de ce disque, Vander, comme le perfectionniste qu’il est, se donne pour mission de reprendre l’ancienne matière de ses jeunes années, bouillonnantes mais très inégales et d’en faire une musique mieux polie, polie comme un joyau brut qu’on polit. Mais en route il est évident que son projet de départ a gagné en ambition et au final, il s’agit plus d’une réécriture véritable où il développe l’essentiel, supprime le superflu et termine les anciennes compositions laissées inachevées ; très clairement les qualités de compositeur et d’arrangeur de Vander ne se sont pas perdues, loin de là. Cet énorme travail de rétrospective critique est une grande réussite, sans doute la réussite majeure de sa carrière musicale.
    Ëmëhntëhtt-Rë de 2009 : peut-être le meilleur album de Magma toutes époques confondues, ou en tout cas le plus parfait et le plus typique du son « Magma » des années post vingtième siècle. Pas grand-chose à redire. Le morceau Hhaï dans cette version semble un hommage flagrant et donc délibéré au morceau final de Et Expecto Resurrectionem Mortuorum de Messiaen (vers 1960).
    Félicité Thösz de 2012 : des morceaux assez brefs, excellents, y compris celui chanté en français. Le plus classique des albums de Magma dans son style. Un vrai bain de fraîcheur ! De nouveau, l’influence majeure est celle des derniers grands compositeurs français « classiques », Poulenc peut-être, Debussy sans doute, à coup sûr Messiaen. J’ai l’impression qu’on a affaire à du matériel neuf, pour l’essentiel.

    Les moins :
    Merci de 1984 : ne sonne plus comme Magma bien qu’il garde le nom, avec néanmoins un beau titre à sauver : Eliphas Levi.
    Offering, disques 1&2 de 1986 ; tout n’est pas mauvais dans ce nouveau groupe de Vander, très propre sur lui, mais quelle perte d’originalité ! Meilleur par la suite.
    Christian Vander Trio (les années 90) : du jazz sérieux et respectable, donc soporifique.