jeudi 13 février 2014

GENE WOLFE, un géant dans la brume

   Dans ces vingt ou trente dernières années, je ne crois pas, ou plutôt je suis à peu près certain de ne pas avoir lu d'écrivain de fictions plus complet, plus talentueux, plus grandiose que Gene Wolfe. Pourtant son lectorat reste réduit et sa réputation très en deçà de ses mérites. Et la question lancinante qui se pose naturellement après un tel constat d'échec : pourquoi après toutes ces années de labeur et de production intense dans des genres divers, souvent populaires, reste-t-il relativement méconnu ? Pourquoi connaît-on les noms d'Asimov, de Dick ou de King - pour se cantonner aux domaines de la SF et du fantastique - qui lui sont pourtant inférieurs sur de nombreux points et même sur toute la ligne ? J'ai employé le mot d'échec car plusieurs signes montrent que Wolfe a réellement cherché à partir des années 90 le succès populaire ou en tous cas - le "peuple" ne lisant guère je le crains, à part quelques romans de gare, ou de plage - le lectorat le plus large possible. Il s'est mis à produire en masse des romans d'héroïc-fantasy, emplis de châteaux, de dragons, de fées et de sorcières, de jolies filles et de héros musclés, toujours avec sa maîtrise habituelle, sinon avec la même inspiration, mais je n'ai pas l'impression que cela ait beaucoup fait évoluer son statut d'écrivain.  En fait, je soupçonne que ça lui ait surtout fait perdre définitivement  l'aura qu'il n'a jamais eue mais qu'il aurait pu, ou dû gagner, celle de l'auteur d'un chef d'oeuvre inconnu : "La cinquième Tête de Cerbère". Wolfe, à une époque, a bénéficié d'un vrai succès d'estime : ce n'est plus le cas aujourd'hui où il est souvent mis dans le même sac que tout un tas d'écrivains besogneux et lourdauds qui n'ont pas plus de rapport avec lui qu'une poignée de verre pilé avec un authentique diamant.
   Les raisons à cette situation clairement injuste ne sont pas faciles à trouver.  D'abord, il y a le fait que Wolfe s'est d'abord et surtout illustré dans la SF, filière littéraire effectivement peu prometteuse tant l'esprit scientifique se marie mal avec l'esprit artiste nécessaire à tout écrivain de fiction vraiment talentueux. On peut admettre que l’œillère habituelle que nous avons pour les auteurs de SF a empêché de distinguer le géant dans les brumes même s'il se trouvait juste devant notre balcon. Mais à la vérité, chez les meilleurs auteurs de SF, il n'y a guère de science, ou alors aussi fictive et inefficace que les machineries de Léonard de Vinci.  Et puis Wells, Verne et d'autres ont prouvé qu'on pouvait écrire de la SF et faire partie du Gotha de la littérature.
   Une autre raison pourrait être la bizarrerie  philosophique des œuvres de Wolfe.  Ce n'est pas que la philosophie, ou la morale, manque dans ses écrits mais elle paraît aussi imaginaire que le reste, ou pire, arbitraire, et c'est un domaine où il vaut mieux être solidement ancré dans la réalité. Mais je n'y crois guère : Maupassant a beau être un penseur très limité, à peine supportable, un sublime abruti disons, ça ne l'a pas empêché d'être un auteur à grand succès (mérité bien sûr).
   On pourrait également invoquer chez lui un goût excessif pour les fins énigmatiques, les sens multiples, les intrigues en forme de puzzle, les niveaux de lecture superposés (un des meilleurs exemple de ce dernier tour de vice, ou vis, est fourni par le héros du Livre du Nouveau Soleil, sous la forme d'une parabole : il dispose le public de leur petite troupe de théâtre de telle façon que ceux venus voir un simple divertissement ou un chef d'oeuvre dramatique trouvent tous leur compte et en même temps). Mais loin de perdre ses lecteurs dans ses mystérieux dédales, Wolfe, au moins dans ses meilleurs livres, tel Peace ou La Cinquième Tête de Cerbère, les conduit au port d'une main extraordinairement sûre. Qui plus est, cela aurait pu tout aussi bien contribuer à sa réputation, mille fois méritée, d'auteur à la virtuosité sans pareille, ce qui n'a pas été le cas.
   Finalement son défaut le plus gênant est peut-être un détail, une peccadille : son étrange propension à faire de ses héros, heureusement rares dans son oeuvre, des personnages nettement plus rébarbatifs que la moyenne. Ce ne serait certes pas la première fois dans l'histoire de la littérature - c'est même devenu un poncif à certaines époques - mais il y a quelque chose de particulièrement  dérangeant en eux. Le problème est que Wolfe nous les donne comme des héros, au sens le plus traditionnel du terme, or ils ne le sont manifestement pas, tant leur psychologie ne cadre pas avec le rôle que l'écrivain leur fait jouer. Malheureusement, ce défaut apparaît ironiquement dans quelques uns de ses meilleurs textes.
Le Livre du Nouveau Soleil en est l'exemple le plus typique. Dans ce roman immense, un véritable océan où chaque île est une île au trésor, où la puissance et la fertilité de l'imagination ne le cèdent qu'aux Mille et Une Nuits, où certains épisodes - comme ceux de l'alzabo, du géant Typhon, de la résurrection de Dorcas - sont des merveilles de poésie, où quantité de personnages secondaires - le docteur Talos et son compère Baldanders, les trois hiérodules, le marin Hector, la jeune Valéria ou le vieux maître Oultan - sont aussi colorés que charmants, Wolfe a réussi à associer à ce miracle d'écriture le héros le plus autistique qu'il ait jamais créé. Le problème, ce n'est pas qu'il soit bourreau de profession, "torturer" dans la version originale, c'est qu'il ne ressente pas ce qu'un homme "normal" devrait ressentir dans les situations qu'il vit, d'où l'incapacité du lecteur à s'identifier au personnage. Le second problème est qu'il porte des habits qui ne sont pas faits pour lui. En résumé, ses héros ont le costume, la posture, les attributs habituels du héros, force et pouvoirs, mais ne pensent ni n'agissent comme tel. Et plus l'histoire avance, plus on ressent un malaise dans cette double anomalie. Malgré tout, si Wolfe en était resté là, aux quatre fabuleux tomes du Livre du Nouveau Soleil, rien n'aurait été perdu. Par malheur, Wolfe semble avoir une prédilection pour le chiffre cinq, comme cette cinquième tête de Cerbère qui à ma connaissance n'en comptait que trois. Et donc il a eu un jour l'idée terrassante d'adjoindre une sorte de suite à son livre (le plus successfull à ce jour, je pense, d'où l'idée d'un numéro cinq, peut-être fortement soufflée par son éditeur) intitulée Le Second Soleil de Teur où il fait jouer à son ancien bourreau le rôle de... Jésus-Christ. Ni plus ni moins, même s'il lui donne par un ultime reste de décence un autre nom. Et ce n'est pas plus une parodie des évangiles que ne l'est Zarathoustra : l'entreprise est tout à fait sérieuse, comme celle de traverser le cosmos à bord d'un navire aux voiles d'or en direction du paradis céleste (non, chez Wolfe, ça n'a rien d'une métaphore). C'est ce que j'ai appelé une bizarrerie philosophique. Ou comment réussir un feu d'artifice à l'envers, une implosion gigantesque qui atteint à rebours tout le merveilleux roman qui avait précédé, en révélant les contradictions internes et rédhibitoires de ses fondements.
   Gene Wolfe est, je le crois vraiment, un géant littéraire, mais un de ces géants au pied d'argile dont parlent les contes. Je ne connais pas de conteur plus virtuose que lui dans ce dernier siècle, tous genres confondus. Je ne connais pas  d'écrivain de fiction plus maître de son art, lorsqu'il est à son zénith. C'est le mot qui le définit le mieux peut-être : un maître, au sens le plus fort. Je ne lui vois aucun égal sur ce siècle, par la maîtrise et l'étendue de son art. Question style, dans ses périodes pré-commerciales, il n'a rien à envier à Borges ou Proust; question narration, il leur est supérieur de plus d'une manière. Ses labyrinthes ne sont pas moins complexes que ceux de Borges ou Kafka, s'ils n'en possèdent pas la profondeur. Il semble pouvoir écrire avec le même brio n'importe quelle histoire comportant un début, un milieu et une fin, aussi bien la conversation d'un quidam avec un extraterrestre en forme de boule de billard, que celle d'un homme qui frôle à plusieurs reprises une femme sans jamais la rencontrer et qui apprendra, mais trop tard, qu'elle était l'amour de sa vie. Pour le besoin d'une intrigue, il peut même créer des faux littéraires, aussi convaincants que des originaux. Il y a de l'écrivain public chez lui, mais de l'écrivain public qui serait génial. Ses dialogues sont parfaits, c'est à dire la continuation la plus efficace du récit par d'autres moyens, au lieu d'être ces remplissages à peu de frais de (beaucoup) trop gros romans, ces compilations de platitudes, ces laborieux et bruyants mouvements d'engrenages que sont trop souvent les scènes dialoguées. Ses personnages, si on excepte les rares héros qu'il a cru nécessaires d'adjoindre à ses tentatives d'élargir son public, sont toujours intéressants et bien campés, assez souvent mémorables, d'un sexe comme de l'autre. Je crois qu'il est le seul écrivain au monde à avoir écrit un récit avec uniquement des proverbes et maximes toutes faites, et néanmoins aussi personnel qu'émouvant, étrange tour de force on admettra.
   Gene Wolfe a tout cela en lui, ou il l'avait, et pourtant quelque chose me dit qu'il restera à jamais ce géant dans les brumes : le temps de la littérature, le temps du grand art est passé.

Pour terminer, je mets ici un lien vers la bibliothèque d'Ultan, un des personnages du Livre du Nouveau Soleil, en anglais mais plus intéressant que l'inévitable article de wikipedia, que vous trouverez de toute façon vous-même.

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